Dans un quartier populaire de Bahri, une ville située au nord de la capitale Soudanaise Khartoum, vit Mohammed, neuf ans. Il est un enfant sociable et apprécié de tous les habitants du quartier pour ses bonnes manières, mais une chose le dérangea et l'irrite toujours : son père et son oncle explosent de colère et lui crient dessus chaque fois qu'il va jouer avec le fils du voisin, Adam.
Adam a le même âge que Mohamed, il partage avec lui l'amour du football, encourage la même équipe et va à la même école, mais sa famille est originaire de l'ouest du Soudan, tandis que celle de Mohamed est originaire du centre du pays.
Mohammed raconte qu'un jour, il a demandé à son oncle d’où venait sa colère contre Adam et pourquoi il voulait l’empêcher de jouer avec lui. En colère, son oncle l'a regardé et a dit : "C'est parce que ce sont des gens sales et qu'ils ne sont pas bons ".
Mohammed a pris la défense de son ami en disant : "Mais ils ne sont pas sales, et leur maison est propre", mais sa réponse n'a fait que renforcer la colère de son oncle, qui a maintenu son jugement et lui a dit : "Ne vas pas chezeux, ne joue plus avec eux et obéis mes ordres". Mohammed ne comprend toujours pas pourquoi son oncle pensait qu'Adam et sa famille étaient "sales et mauvais" sans leur avoir rendu visite ou même leur parler.
Combats dans la ville de Bahri (source : Stringers / Reuters)
Grandir au milieu de la haine
Selon la définition des Nations Unies, les discours de haine sont assimilés à toute forme d'expression qui incite à l'abus, à la discrimination, à la violence, à l'exclusion ou au racisme à l'encontre d'un groupe particulier de personnes en raison de leur race, de leur religion, de leur genre ou d'autres caractéristiques définissant leur identité. Ces discours peuvent être verbaux, écrits, symboliques, et menacent la paix sociale.
A l’opposé, la coexistence pacifique est la capacité de vivre et d'interagir avec les autres dans le respect, quelles que soient leurs différences, et de les accepter comme ils sont.
Je suis allée interroger le psychologue Salih Abdullah sur l’impact des discours de haine qui se multiplient dans le contexte de la guerre au Soudan sur les jeunes enfants. Selon lui, les enfants absorbent les sentiments et les idées des personnes qui les entourent : ils apprennent en imitant les adultes autour d’eux. Ainsi, lorsque nous, adultes, guérirons et apprendrons à nous aimer et à accepter les autres, nos enfants n'éprouvent aucune difficulté à développer une nature aimante et tolérante, et à vivre en paix, ce qui garantira l’équilibre social.
Abdullah a souligné l'importance pour les parents d'accepter, d'apprécier et de respecter les désirs de leurs enfants, et de les inciter à en apprendre plus sur ceux qui sont différents d'eux et à engager le dialogue avec eux afin qu'ils puissent développer leurs capacités de réflexion.
Ecole soudanaise. Source : El Khamis
Des craintes de parents qui créent la misère des enfants
Abdullah, 46 ans et père de quatre enfants, vit dans la ville d'Omdurman, dans le quartier de Masalma, l'un des plus anciens quartiers de la capitale, où l'on trouve la plus grande concentration de chrétiens et un grand nombre de groupes culturels, ethniques et religieux.
Pourtant, lorsque j'ai demandé à Abdullah ce qu'il pensait de l'importance de la coexistence pacifique et de l'acceptation des autres qui sont différents, il a répondu qu'il pensait que les différences culturelles ou ethniques n'étaient pas un problème et qu'il était normal de les accepter, mais qu'il ne pouvait pas accepter les différences religieuses. Il estime qu’il a le droit d'empêcher ses enfants de se mélanger avec les autres, en particulier s'ils ne sont pas musulmans. Il défend cette position par sa crainte que ses enfants soient affectés négativement par ces fréquentations, parce qu'ils sont encore jeunes et ne peuvent pas distinguer le bien du mal : ils risqueraient ainsi de s'éloigner de l'Islam ou d’imiter des comportements qui contredisent les valeurs islamiques. Il pense également qu'il faut éviter que les enfants musulmans et chrétiens se mélangent dans les écoles.
Le discours de haine vise à provoquer une réaction émotionnelle telle que le sentiment de menace afin de répandre la haine parmi la société et d'inciter à l'exclusion, voire à l'abus et à la violence.
Ces peurs des parents ont des impacts directs sur l’épanouissement des enfants. Aïcha, une fille de 16 ans vivant à Khartoum, nous livre son témoignage : « J'avais une camarade de classe qui s'appelait Maria. C'était une fille gentille et intelligente, mais malgré cela, elle était maltraitée et marginalisée à l'école par les élèves qui refusaient de jouer avec elle ou de participer aux activités et aux exercices, simplement parce qu'elle était la seule chrétienne à l'école ». Elle se souvient encore de la façon dont l'une des professeures l’humiliait : « Chaque fois qu'elle en avait l'occasion, elle parlait de l'immoralité et du mauvais comportement des chrétiens et expliquait qu'ils n'étaient pas dignes de confiance, qu'ils étaient des criminels et qu'ils iraient inévitablement en enfer parce qu'ils ne croyaient pas au Dieu. Elle ne se souciait pas des dommages psychologiques qu'elle pouvait causer à cette fille en encourageant d'autres élèves à se tenir à l'écart d'elle et à offenser ses croyances et celles de sa famille. »
« Malgré mes tentatives répétées pour me rapprocher d'elle, elle me rejetait à chaque fois et me disait que si je devenais son amie, tout le monde allait me détester aussi. Peu de temps après, Maria a quitté le pays avec sa famille et, après plusieurs années, je suis toujours triste de n'avoir rien pu faire pour alléger ses souffrances », ajoute Aïcha.
L’UNICEF souligne l'importance d’apprendre aux enfants le concept de coexistence pacifique et de leur apprendre à ne pas avoir recours à des discours de haine. Ces discours peuvent affecter leur estime d’eux-mêmes ou conduire à une détérioration de leur santé mentale, en créant de l’anxiété, de la dépression et de la peur. Cela peut avoir deux types de conséquences graves : l’isolement social qui peut conduire parfois à l’automutilation, ou à l’inverse, le recours à l'agression et l'utilisation de la violence pour se défendre.
Rentrée des classes à Khartoum (février 2021), source : Omer Erdem / Anadolu Agency
La fille de la vendeuse de thé
Samah, 17 ans, vit dans la ville de Bahri et étudie au niveau secondaire. Elle m’a raconté la discrimination et la stigmatisation sociale auxquelles elle a été confrontée à l'école : « J'ai été retardée d'environ trois ans pour entrer au niveau secondaire en raison de notre situation économique, car la seule source de revenus de notre famille est le travail de ma mère en tant que vendeuse de thé et, comme je suis l'aînée de mes frères, j'aide ma mère dans son travail. » Au Soudan, les vendeuses de thé sont souvent des femmes socialement marginalisées, ce qui a eu des conséquences sur Samah alors qu’elle était enfant : « J'ai souffert du mépris de la plupart de mes camarades de classe à mon égard et à l'égard de la profession de ma mère. Ils refusaient de m'aider pendant les examens et ils me ridiculisaient en m'appelant "Bint Set al chai" (" la fille de la vendeuse de thé ") au lieu de m’appeler par mon nom. J'ai toujours entendu des phrases blessantes de leur part, on me disait : "Pourquoi te donnes-tu la peine de venir à l'école alors que tu sais qu'à la fin tu deviendras une vendeuse de thé comme ta mère ?", ou encore "Regardez-la, la fille d'une vendeuse de thé veut rivaliser avec nous et rêve d'aller à l'université alors qu'elle ne peut même pas se payer un livre…" C'était difficile pour moi et je pleurais souvent, mais malgré leurs paroles blessantes je n’ai pas abandonner l'école » .
Éducation et coexistence
J’ai interrogé Mohammed Baloul, membre du Comité des enseignants soudanais, sur ce que le système éducatif pouvait mettre en place pour créer un climat de coexistence pacifique au Soudan. Pour lui, le système éducatif joue un rôle-clé, qui doit commencer dès la crèche et l’école maternelle, et se poursuivre au cours des autres étapes de l'éducation. Il ajoute qu’il faut développer un programme d'études qui intègre et reflète ces valeurs et éduque les enfants sur le danger des discours de haine. « Si nous parvenons à diffuser ces concepts auprès des enfants, nous assurerons un avenir plus pacifique et une société avec des valeurs de tolérance, de coexistence et de respect pour la diversité ».
De nombreux analystes pointent sur doigt le fait que l'environnement scolaire au Soudan est aujourd’hui un environnement propice à la propagation du discours de haine. Malgré la richesse culturelle et la grande diversité du pays, la violence politiques et sociales et la propagation du racisme et de l'intolérance dans la société soudanaise depuis longtemps, ont fragilisé l’environnement social au Soudan. Cela provoqué des guerres civiles dévastatrices : l'une qui a conduit à la sécession du sud du pays en 2011, une guerre qui fait toujours rage dans la région du Darfour depuis 2003 jusqu'à aujourd'hui, et la guerre actuelle dans tout le pays qui a commencé le 15 avril 2023. Toutes ces guerres affectent directement l'environnement scolaire et favorisent l'émergence du racisme, de l'intolérance et des brimades parmi les enfants.
Selon Mohamed Balloul, l'absence d'efforts clairs du ministère pour inclure ces valeurs dans les programmes scolaires ou pour organiser des ateliers, des séminaires ou des programmes de sensibilisation à cet égard, contribuent à rendre l'environnement scolaire perméables aux discours de haine : « Cela montre que le Ministère de l'éducation n'a pas de vision, ni de programme ni même la volonté de faire ce travail ».
Ecole soudanaise. Source : Noon post / Youssef Bachir
Il convient de noter ici qu'il n'existe pas de statistiques officielles, qu'elles proviennent d'agences gouvernementales ou d'organisations de la société civile, ni de rapports traitant du phénomène du discours de haine entre les enfants au Soudan, et proposant des pistes d’action pour renforcer les concepts de coexistence pacifique parmi les élèves dans les écoles.
Mohamed Balloul souligne qu'il existe en revanche des initiatives indépendantes d'organisations de la société civile en coopération avec des enseignants, qui ont organisé des ateliers pour sensibiliser les enfants à la coexistance pacifique et la lutte contre le discours de haine. Il a été invité en mars dernier à un de ces ateliers intitulé « Dialogues sur la cohésion sociale dans l'État de la mer Rouge » à Port Soudan en décembre 2023, présenté par l'association « Shmoos pour le développement durable » en collaboration avec le Centre pour le développement rural. Lors de cet atelier, les enjeux de la mise en place d’un climat de coexistence pacifique parmi les enfants a été l'un des principaux thèmes abordés.