Quel sera l’avenir politique du Soudan après la guerre ? Plusieurs acteurs proposent aujourd'hui des projets concurrents : l’armée pense garder le pouvoir avec un gouvernement militaire, les Forces de Soutien Rapide (RSF) ont lancé la création d’un gouvernement concurrent dans les zones qu’ils occupent, et les partis politiques civils sont divisés et tentent de s’appuyer sur les armées existantes pour reprendre le pouvoir. Aucune de ces propositions ne s’ancre dans les revendications des citoyen·ne·s soudanais·e·s, les principales victimes de la guerre, qui sont les grand·e·s absent·e·s de ces négociations politiques, encore une fois abandonné·e·s des élites.
Dans ce contexte, la « Vision révolutionnaire pour l’arrêt de la guerre », publiée par les comités de résistance en octobre 2023, semble plus que jamais d’actualité. Ce texte s’inscrit dans la continuité de la « Charte pour l’établissement d’un pouvoir populaire » issue du mouvement révolutionnaire en 2022. Il propose des pistes concrètes pour sortir de la guerre et mettre en place un gouvernement populaire et démocratique. Le texte, d’une trentaine de pages, commence par une longue analyse des causes de la guerre (que nous traduirons dans un futur article). Puis les comités de résistance détaillent leur plan d’action en treize axes, que nous avons traduit et résumés ici pour vous en donner un aperçu [1].
Dans cette charte, la réforme de l’armée est un objectif central, car selon les révolutionnaires, l’origine de la guerre est liée en partie aux défaillances de l’armée. Le premier problème est que l’armée n’est pas indépendante de l’État. De plus, elle a été affaiblie par Omar El Béshir, qui en a fait une armée idéologique formée uniquement par les membres de son parti, et qui a créé la milice des Forces de Soutien Rapide (RSF) à ses ordres personnels, conduisant à l’apparition de forces armées concurrentes. Voici la charte, bonne lecture !
Introduction
« La guerre qui fait rage au Soudan depuis le 10 avril [2023] soulève de nombreuses questions urgentes dans l’esprit des Soudanais·e·s. La question la plus importante, c’est comment mettre fin à la guerre et comment construire notre futur, en accord avec les objectifs de la glorieuse Révolution de Décembre [2018].
Tout d’abord, quand nous proposons des outils pour mettre fin à la guerre, nous considérons les deux forces militaires et les partis politiques qui les soutiennent comme des ennemies des intérêts de notre pays et de son peuple. Celles et ceux qui présentent le conflit comme une lutte contre le régime du Front Islamique [l’Ancien régime d’Omar El-Béshir][2] ignorent délibérément le fait que des membres du Front Islamique sont présents des deux côtés, et que le régime en lui-même n’est pas juste une poignée d’individus mais un système entier, où une élite corrompue monopolise les ressources du Soudan et mène des politiques qui servent les intérêts de puissances étrangères, et non pas des hommes et des femmes soudanais·e·s.
Depuis le coup d’État du 25 octobre 2021, le mouvement de masse, avec à sa tête les comités de résistance, a souligné l’importance de rester indépendant vis-à-vis de tous les acteurs de la scène politique. C’est parce que, depuis le mouvement de la révolution de Décembre [2018], nous avons fait l’expérience directe que les intérêts des forces civiles et militaires qui se positionnent sur la scène politique sont différents des intérêts et des préoccupations de la majorité des Soudanais·e·s. Le conflit armé qui a lieu en ce moment dans les rues de nos villes entre l’armée soudanaise et la milice de Soutien Rapide (la milice Janjaweed), qui menace totalement la vie des gens, a révélé cet écart de manière flagrante.
Mettre fin à la guerre commence par déconstruire la prétention des deux parties en conflit à se présenter comme des acteurs politiques légitimes. Pour cela, nous devons former un gouvernement du peuple, qui refuse de reconnaître leur guerre comme légitime, qui impose la volonté du peuple pour mettre fin aux violations qu’ils commettent, et qui mette en avant un discours politique révolutionnaire contre les institutions qui poussent à la poursuite de la guerre.
Dans la continuité de la « Charte Révolutionnaire pour le Pouvoir du Peuple », sur laquelle nous nous sommes accordé·e·s après de longues consultations de terrain, nous présentons au peuple soudanais les étapes de notre plan pour mettre fin à la guerre (…) et nous espérons que notre peuple participera à créer des discussions autour de ce plan et travaillera avec nous pour le mettre en action.
(…)

Banderole des comités de résistance dans les cortèges révolutionnaires de 2022. Source : Tahrir Middle East Institute for Middle East Policy
Plan pour mettre fin à la guerre
1) Juger et punir les criminels de guerre [3]
D’abord, dissoudre la Milice de Soutien Rapide. Cesser de reconnaître la Milice de Soutien Rapide en tant que force armée dotée d’une légitimité constitutionnelle, la déclarer comme groupe terroriste qui massacre et terrorise les civils.
Exiger que ses dirigeants et ses figures, qu’ils soient au Soudan ou à l’extérieur, soient jugés, et ne pas reconnaître les propositions de gouvernement avancées par les milices.
Considérer les forces belligérantes [l’armée soudanaise et les Forces de Soutien Rapide] comme des forces ennemies du peuple soudanais, qui détournent et menacent ses décisions. Dans le cas où l’une ou les deux parties rejetteraient la décision de mettre fin à la guerre, le gouvernement classera ces forces comme organisations terroristes et les tiendra pour responsables des dommages qui surviendraient au Soudan et à son peuple.
Limoger et juger les chefs de l’armée qui ont été impliqués dans des crimes de guerre avant et après le 15 avril 2023 (date du début de la guerre), et les juger également pour avoir légitimé et renforcé l’influence des Milices de Soutien Rapide, ainsi que pour leur rôle dans le massacre du sit-in d’El-Qyada [pendant la révolution], pour avoir commis le coup d’État du 25 octobre 2021, et pour le meurtre de nombreux·ses manifestant·es.
Porter plainte devant les tribunaux locaux et internationaux contre El-Burhan [chef de l’armée soudanaise] et les dirigeants militaires, et contre Hemedti [chef des RSF] et les dirigeants des Forces de Soutien Rapide, qui les désigne comme ceux qui ont déclenché la guerre, mis en place et supervisé le massacre des citoyen·ne·s ainsi que le pillage de leur propriété, et tous les autres crimes de guerre qui ont été commis.
2) Réformer l’institution militaire
Reconnaître l’armée soudanaise comme une force officielle qui représente les institutions de l’Etat soudanais, avec le monopole de la violence légale étatique. Elle doit répondre au commandement de gouvernements civils et à l’autorité du peuple. Mais cela ne peut se faire que selon certaines conditions qui garantissent son processus de réforme interne, pour que l’armée soit une armée nationale, professionnelle, neutre, qui représente tout·te·s les Soudanais·e·s, sous la garantie d’un contrôle populaire et d’institutions internationales qui émanent des peuples libres du monde entier.
Remettre en service les plus de 106 000 officiers et sous-officiers de l’armée soudanaise qui ont été licenciés par le régime d’El-Béshir [pour leurs idées et différends politiques]. [L’objectif est de faire de l’armée une force neutre, qui ne soit pas un soutien idéologique du régime]. Ces membres qui ont été auparavant expulsé de l’armée formeront un conseil qui prendra temporairement la direction de l’institution militaire et supervisera la réforme de l’institution militaire, avec la tâche de reconstruire une armée nationale unifiée, en accord avec les mouvements de lutte.
Démobiliser, désarmer et dissoudre toutes les milices liées à l’autorité militaire, pour s’assurer que seules les institutions de l’Etat ont le monopole de la violence armée. Il s’agit d’une rupture radicale avec l’ancienne approche de l’armée soudanaise, qui avait recours à la création de milices comme un moyen pour résoudre ses conflits internes.
Utiliser les ressources économiques liées aux investissements et possessions de la Milice RSF, son empire économique et ses comptes bancaires, ainsi que les ressources économiques des industries militaires (liées à l’ex-régime), afin d’indemniser les victimes et toutes les personnes affectées par la guerre, et de reconstruire le pays.

Répression des manifestations contre le coup d'Etat d'octobre 2021. Auteur : Ebrahim Nugdallah
3) Mettre fin au conflit armé et construire une société pacifique
Lancer une vaste campagne médiatique et publique contre la guerre, en commençant par la diffusion d’affiches et de dépliants dans les quartiers, les villages, dans toutes les régions du Soudan et devant les ambassades des pays et sièges de leurs gouvernements pour exiger une déclaration de non-reconnaissance des parties belligérantes à représenter le peuple soudanais, déterminer son sort, négocier et conclure des accords en son nom [dans l’objectif d’empêcher tout soutien local ou international aux forces de la guerre).
Construire une plateforme numérique pour inventorier et suivre les victimes, les personnes touchées par la guerre et les destructions des infrastructures.
Initier un dialogue large avec les représentant·e·s des différentes organisations civiles, tribales, religieuses, qui sont en accord avec la révolution, pour discuter de la nécessité d’empêcher des tribus, groupes religieux ou autres groupes sociaux d’entrer dans le conflit actuel et d’aggraver ainsi le risque qu’il se transforme en une guerre civile qui détruise tout sur son passage.
Développer ce dialogue à travers une « Charte civile pour la paix » qui rejette et criminalise l’exploitation des institutions tribales comme des instruments de guerre. Plutôt que d’attiser les flammes des conflits, s’appuyer sur l’héritage des structures tribales traditionnelles pour résoudre et arrêter les conflits, et instaurer le calme.
Etendre l’horizon de ce dialogue sociétal à tous les espaces. La guerre actuelle est l’apogée des crises et des guerres de l’Etat soudanais depuis sa création, et elle est intrinsèquement liée à la forme de l’Etat central moderne au Soudan. Cela pose le défi, pour tout le monde, de construire un nouveau projet national dans lequel tout·es les Soudanais·es se retrouvent.

Soldats des Forces de Soutien Rapide. Source : The Cradle.
4) Mettre en place la transition civile et démocratique
Considérant (…) les intérêts et l’interférence des pays voisins dans la guerre au Soudan, tout comme le reste de la communauté internationale, et considérant que la plupart des conflits internes de l’Etat soudanais sont le résultat direct des politiques coloniales et néocoloniales, l’option la plus appropriée est que le dialogue pour mettre fin à la guerre soit un dialogue national, purement interne au Soudan, sans intervention étrangère. Ce dialogue doit inclure toutes les catégories de la société soudanaise et des forces sociales et populaires qui y résident, ouvrant la voie pour un processus de long terme qui aborde la construction de la paix, la transition civile démocratique, et la protection des communautés. Cette Conférence Constitutionnelle Nationale sera la plate-forme pour résoudre les racines de la crise soudanaise.
Nous pensons que la forme idéale pour éviter les divisions politiques est que les civils participent aux négociations entre l’armée et la milice de Soutien Rapide en tant que « troisième partie », pour assurer une présence de la révolution à la table des négociations et pour diriger les négociations dans un sens qui garantisse raisonnablement les objectifs de la révolution.
Les civils ne participeront pas à un processus de négociation [avec le régime militaire] si les parties associées au coup d’Etat d’octobre 2021 sont à la table des négociations, sauf pour des négociations limitées, concernant un cessez-le-feu, le retrait des militaires du pouvoir et la passation du pouvoir aux civils, le retrait de l’armée des villes, villages et zones habituées en l’engagement de ne pas initier de nouveaux conflits dans ces zones.
Notre objectif est de soutenir la transformation civile démocratique et [que l’armée] remette le pouvoir entre les mains des civils par l’intermédiaire de comités populaires révolutionnaires locaux et nationaux, en accord avec la « Charte Révolutionnaire pour le pouvoir du peuple », et refuser toutes les formes de corruption politique et de népotisme.
Pour cela, nous allons former un Conseil Révolutionnaire de Transition et nommer des délégué·es des comités législatifs de transition, qui nommeront à leur tour les gouvernements locaux et nationaux. Le rôle révolutionnaire temporaire est de forme des structures de pouvoir temporaires jusqu’à la fin du process de construction d’un « pouvoir populaire », et de remplir le vide qui résulte de l’absence d’autorité civile qui représente les révolutionnaires, en cette période charnière de l’histoire de notre pays.
Les gouvernements et conseils formés resteront engagés pour faire advenir les objectifs de la « Charte pour le Pouvoir du Peuple » et son calendrier de transition, analyser et expliquer les causes profondes de la crise de la guerre et mettre en avant des solutions définitives pour y mettre fin, comme : un développement équilibré, la justice, la restructuration du système militaire et des services civils, l’établissement d’une paix juste et compréhensive. Cela passera par l’organisation d’une Conférence de paix et d’une Conférence constitutionnelle, qui aboutira à l’écriture d’une Constitution pour le Soudan. Ajouter à la constitution une déclaration qui établisse un Conseil Révolutionnaire d’Intérim pour prendre le pouvoir et construire l’autorité du peuple, avant la formation d’autorités exécutives et judiciaires.
Il faut également organiser des manifestations et des cortèges à l’intérieur et à l’extérieur du Soudan pour confirmer le soutien et la légitimité juridique des gouvernements révolutionnaires formés.

Cortèges révolutionnaires au printemps 2022. Auteur : Ebrahim Nugdalla
La révolution est la révolution du peuple, le pouvoir et est le pouvoir du peuple. Que l’armée rentre à ses casernes, et que les milices Janjaweed soient dissoutes ! Miséricorde, pardon et gloire aux martyrs ! »
Le 10/10/2023
Signé : Les comités de résistance soudanais et les forces qui ont signé la « Charte pour l’Établissement du pouvoir du peuple »

Logo de la "Charte Révolutionnaire pour le Pouvoir du Peuple"
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Traduction : Sudfa Media
[1] Nous avons fait une traduction libre, qui rajoute certains éléments de compréhension et résume certains passages pour éviter les répétitions, afin de présenter de façon claire et synthétique les grands axes à des lecteur·ice·s francophones.
[2] Ici les comités de résistance font référence au discours politique mis en avant par les Forces de Soutien Rapide et leurs soutiens politiques, qui prétendent qu’ils font la guerre pour combattre les « islamistes » de l’ancien régime d’Omar El Béshir.
[3] Les points d’action sont présentés dans le désordre, car nous avons regroupé ceux qui étaient proches pour que l’ensemble paraisse plus cohérent. Les axes sont des ajouts de notre rédaction pour classifier les différents points de façon claire.