Le 6 mars dernier, le gouvernement soudanais a déposé une requête contre les Emirats Arabes Unis auprès de la Cour Internationale de Justice (CIJ) à la Haye accusant les Emirats d’avoir apporté un appui stratégique à la milice des Forces de Soutien Rapide (RSF), qui aurait conduit à la perpétration d’un crime de génocide à l’encontre de la communauté massalit, à l’ouest du Darfour (voir notre précédent article à ce sujet). Le 5 mai 2025, la Cour a rejeté la plainte de l’Etat soudanais. Alors que beaucoup de médias internationaux ont interprété cette décision comme une victoire des Emirats Arabes Unis, la réalité est plus complexe. Bien que des éléments solides attestent de l’implication du pays du Golfe dans les crimes commis au Soudan, le problème principal est que les dirigeants soudanais, qui risquent eux-mêmes des poursuites pour crimes de guerre, se retrouvent dans une impasse vis-à-vis des institutions internationales de justice.
Un peu d’histoire : comment l’armée régulière et les Forces de soutien rapide (RSF) sont passées de l’osmose au conflit
Pour comprendre le conflit qui, depuis avril 2023, oppose l’armée soudanaise aux Forces de Soutien Rapide (RSF), il faut remonter à la création même de ces derniers. A l’origine, il s’agit des milices Janjawid qui sont nées au Darfour. Après la décision du dictateur militaire Jaafar Nimeri de nationaliser les terres au Darfour (1971), plusieurs tribus se sont rebellées pour conserver le contrôle de leurs terres, prenant les armes contre l’Etat. Le gouvernement militaire soudanais a alors financé et armé d’autres tribus de la région pour qu’elles répriment la rébellion, formant ainsi les milices « Janjawid ». Celles-ci ont commis un génocide pendant la guerre du Darfour dans les années 2000.
En 2013, le dictateur Omar El-Béshir était de plus en plus méfiant envers l’armée soudanaise qu’il dirigeait. En effet, durant les deux révolutions de l’histoire du Soudan (1964 et 1985) l’armée avait finalement choisi de soutenir la volonté populaire en renversant le général militaire au pouvoir. Pour éviter d’être destitué à son tour, le général Omar El-Béshir décide alors d’institutionnaliser les milices Janjawid, en espérant que celles-ci pourront le protéger en cas de rébellion interne à l’armée : ces milices deviennent ainsi les « Forces de Soutien Rapide » (RSF), dirigées par Mohamed Hamdan Dagalo (dit Hemedti).
En 2015, El-Béshir envoie les RSF au Yémen pour combattre les Houthis aux côtés de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte. Hemedti est alors promu général, responsable de l’armée de terre soudanaise envoyée au Yémen. C’est là qu’il fait la connaissance des dirigeants émiratis, avec lesquels il crée des liens directs, sans passer par Omar El Béshir. Il commence à s’autonomiser et à créer des relations diplomatiques en-dehors de l’appareil étatique soudanais.
Les Forces de Soutien Rapide, qui contrôlaient une grande partie des mines d’or du Darfour, ont ainsi commencé à faire du commerce d’or avec les Emirats Arabes Unis en-dehors de tout contrôle de l’Etat soudanais. Ce commerce de contrebande a considérablement enrichi les RSF. C’est grâce à cette relation privilégiée avec les EAU que la puissance financière et politique de Hemedti a considérablement augmenté, lui donnant ainsi la possibilité de rivaliser avec le pouvoir officiel.
Les ambitions concurrentes de Hemedti et du général Al-Burhan (qui a pris la tête de l’armée et du pays suite à la chute d’Omar El-Béshir) a fini par conduire à une rupture de confiance entre les deux chefs militaires et à une confrontation brutale. Au printemps 2023, éclate alors un conflit armé entre l’armée régulière et les RSF.
Depuis le début de la guerre, les défenseurs des droits humains sur le terrain (militants des comités de résistance, journalistes et avocats) et à l’international (voir le rapport d’Amnesty International) ont documenté la façon dont les Emirats Arabes Unis arment et financent les RSF, créant l’instabilité et la destruction du pays. Les Emirats, qui espèrent prendre le contrôle des terres et ressources naturelles soudanaises via les conquêtes territoriales des RSF, sont ainsi directement responsables des centaines de milliers de mort·es civil·es, des millions de déplacé·ees ainsi que des actes de nettoyage ethniques commis par les RSF dans plusieurs régions du pays.

Hemedti et ses troupes des RSF déployés au Yémen. Source : Darfour 24, 2020.
Un nouveau terrain de guerre : le Soudan mène son combat devant le Cour de Justice Internationale
Le 5 mars dernier, le gouvernement soudanais a déposé, auprès des Greffes de la Cour Internationale de Justice (CIJ) de La Haye, une requête contre les Émirats arabes unis pour leur implication dans le génocide des Massalits du Darfour, commis dès les premiers mois de la guerre entre le printemps et l’été 2023. En portant l’affaire devant l’une des plus hautes institutions judiciaires internationales, le gouvernement demande à la communauté internationale de prendre des mesures concrètes et urgentes à l’encontre de l’État émirati.
Les deux pays sont tous les deux signataires de la Convention internationale pour la prévention et la répression du crime de génocide. Dans sa requête, le Soudan soutient que les Émirats arabes unis ont manqué aux obligations qui leur incombent en vertu de cette convention, en fournissant aux RSF des armes et des munitions utilisées dans les massacres commis contre la communauté massalit. Le Soudan demande alors à la Cour d’imposer aux Émirats l’indemnisation du Soudan ainsi que ses citoyens pour l’ensemble des préjudices, matériels et immatériels, qui sont liés à leur participation dans la guerre.
La Cour, par une ordonnance rendue le 5 mai 2025, a rejeté la plainte du Soudan. Plusieurs médias internationaux ont présenté ce rejet comme une victoire des Emirats Arabes Unis contre le gouvernement soudanais. Mais cette interprétation est erronée : ce rejet ne récuse en rien le fond des accusations portées contre les Émirats arabes unis.

Délégation du Soudan et des Emirats Arabes Unis à la CIJ le 10 avril 2025. Source : AFP, Renk de Waal.
Le rejet de la CIJ est uniquement fondé sur des questions de procédure. Au moment de leur adhésion en 2005, les Émirats avaient émis une réserve à propos de l’article IX de la Convention, signifiant qu’ils ne reconnaissent pas la compétence de la CIJ pour l’application de la convention. En faisant appliquer le principe de souveraineté, en vertu duquel aucun État ne peut être contraint de comparaitre devant une juridiction internationale sans y avoir consenti, les EAU échappent ainsi à toute possible condamnation par la Cour.
On pourrait se dire que le gouvernement soudanais n’a pas choisi la bonne juridiction pour formuler sa plainte, car il sait que le CIJ ne peut imposer aucune juridiction aux Etats souverains qui émettent une réserve. Mais du point de vue du gouvernement soudanais, il s’agissait sans doute d’un combat médiatique plutôt que juridique : l’objectif était de visibiliser, devant la scène internationale, le rôle joué par les Emirats dans la guerre au Soudan.
Par ailleurs, même si la CIJ a été contrainte de rejeter la plainte, elle a exprimé ses inquiétudes vis-à-vis de cette guerre et de ses répercussions catastrophiques sur la population civile. Elle le résume ainsi : « ce conflit violent a des effets dévastateurs, entrainant des pertes en vies humaines et des souffrances indicibles, en particulier dans le Darfour occidental ». La cour a réaffirmé que les Émirats arabes unis sont tenus de « se conformer aux obligations mises à leur charge par cet instrument, et demeurent responsables des actes contraires à leurs obligations internationales qui pourraient leur être attribués », qu’ils reconnaissent ou non sa compétence juridictionnelle. Donc, le Soudan peut toujours s’appuyer sur la justice internationale pour agir contre tous les individus, qu’ils soient soudanais ou étrangers, ayant été impliqués de manière directe ou indirecte dans les exactions commises au Darfour occidental.
A la recherche de voies judiciaires alternatives
Toutefois, pour juger les crimes de génocide commis au Soudan devant d’autres juridictions internationales, ainsi que les complicités étrangères, d’autres voies sont possibles pour poursuivre la bataille judiciaire.
La première possibilité crédible est de soumettre de l’affaire devant la Cour pénale internationale (CPI). Si cette dernière n’est pas compétente pour juger les États, elle peut condamner des individus responsables de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre, et leurs complices. Si la CPI faisait une enquête, on pourrait prouver une complicité de génocide au Soudan.
Actuellement, ni le Soudan ni les Émirats arabes unis n’ont ratifié le Statut de Rome qui a créé la Cour pénale internationale. Mais les dirigeants soudanais pourraient tout de même se saisir la CPI : dans ce cas, ils doivent accepter sa compétence de manière rétroactive. Or, les autorités soudanaises refusent cette option, puisque plusieurs hauts fonctionnaires de l’ancien régime, proches des dirigeants actuels, sont visés par un mandat d’arrêt de la CPI (Omar al‑Béchir, Ahmed Haroun, Abdel Raheem Hussein, Ali Kushayb, Ali Banda Abakaer). Si le Soudan voulait se saisir de cette cour pour poursuivre les complices émiratis criminels de guerre au Soudan, alors il devrait livrer à la CPI les membres de l’ancien gouvernement qui sont eux aussi poursuivis. Le gouvernement militaire soudanais se retrouve donc dans une impasse.

La Cour Pénale Internationale à La Haye.
Une autre option serait que le Conseil de sécurité de l’ONU, alerté par le risque de génocide au Soudan, se saisisse lui-même de l’affaire, et la renvoie à la CPI. C’est déjà ce qu’il a fait par le passé pendant la guerre du Darfour en 2005. Une commission d’enquête avait alors été ouverte pour enquêter sur le risque de génocide au Darfour.
Une troisième manière de poursuivre les responsables des crimes de guerre commis au Soudan, serait de faire appel aux juridictions nationales des pays où vivent les ressortissants criminels, sur la base de la « compétence universelle » de leurs cours de justice. Cela désigne le fait qu’un pays, dans sa loi nationale, a des dispositions qui peuvent juger les crime internationaux, tels que les crimes contre l’humanité, les génocides, et les crimes de guerre. En effet, certains États comme la Belgique, la France ou l’Allemagne se reconnaissent la « compétence universelle » de juger de ces crimes les plus graves, y compris quand ils ont été commis à l’étranger. Par exemple, si un dirigeant des RSF se trouvait en France, les victimes soudanaises ou les ONG pourraient porter plainte contre lui auprès des tribunaux français.
Une autre option possible est celle de la création d’un tribunal spécial ou hybride pour le Soudan, avec une compétence pour juger les crimes commis par les RSF et leurs soutiens. Par le passé, plusieurs pays ont constitué ce type de juridictions spéciales, comme le Tribunal spécial pour le Liban ou les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens. Ces juridictions ad hoc sont créées avec l’appui des Nations Unies.
Pour finir, les juridictions nationales soudanaises peuvent également jouer un rôle dans la poursuite des criminels de guerre au Soudan dans les deux camps, qu’ils soient des militaires ou des miliciens des RSF. Le Procureur général soudanais a d’ailleurs engagé des poursuites contre les membres des RSF pour les crimes qu’ils ont commis au Darfour occidental. Mais il est très complexe pour les juridictions soudanaises de juger des complicités étrangères, non présentes sur le territoire national, telles que celle des acteurs émiratis.
Qu’est-ce que la population soudanaise attend de la justice internationale ?
En 2009, durant mon enfance au Darfour, la nouvelle que le président Omar El-Béshir était visé par un mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale avait suscité un grand espoir dans toute la population. Tous les jeunes, nous connaissions par cœur le nom des procureurs de la CPI en charge du dossier, Luis Moreno Ocampo et Fatou Bensouda. Tout le monde au Darfour disait : « Vive Ocampo ! Vive Bensouda ! ». Nous avions tous et toutes l’espoir qu’El-Béshir serait capturé par les autorités internationales et que nous serions ainsi libérés de son régime.
Cette confiance dans les juridictions internationales était aussi très forte pendant la révolution soudanaise en 2018. Un des slogans les plus populaires que l’on entendait dans les manifestations était, en anglais : « El-Béshir to ICC, Hemedti to ICC, Burhan to ICC ! » (« El-Béshir à la CPI ! Hemedit à la CPI ! Al-Burhan à la CPI ! »).

Mais le fait qu’El-Béshir, même après sa chute en avril 2019, n’ait jamais été arrêté ni transféré à la CPI, a suscité une immense déception parmi les Soudanais·es. Le peuple soudanais s’est petit à petit désintéressé des juridictions internationales et a cessé d’attendre qu’elles apportent des solutions concrètes pour le pays.
A l’heure actuelle, les analystes pensent que la voie de la CPI est celle qui a le plus de chance d’aboutir pour juger les crimes commis au Soudan. Mais il n’y a aucune volonté politique de la part des autorités soudanaises de s’engager dans cette voie, car s’ils reconnaissant la compétence de la Cour Pénale Internationale, plusieurs dirigeants actuels risquent d’être eux aussi poursuivis pour leurs crimes commis contre la population à l’époque d’El-Béshir, pendant la période de transition et depuis le début de la guerre. Les dirigeants soudanais feront tout pour ne pas s’auto-incriminer, mettant ainsi la population soudanaise dans une impasse.
Pour cette raison, le peuple a perdu espoir dans la bataille juridique, et les revendications des citoyen·nes portent plutôt sur les perspectives de paix concrète.