Tu mourras dans les profondeurs de la mer

07/09/2020 - par Lea SennaHamad Gamal - Culture

Le 17 août dernier, on apprenait la mort d'Abdelwahab Youssef, dit Abdelwahab Latinos, un jeune poète originaire du Darfour. Mort en mer Méditerranée. Aujourd'hui nous proposons la lecture de quatre de ses poèmes, en hommage à son travail et à tous les morts en mer et aux frontières de l'Europe.

Le 17 août dernier, les réseaux sociaux se réveillaient avec la nouvelle de la mort de quarante-cinq personnes, dont de nombreux soudanais, en mer Méditerranée, après que leur bateau pneumatique ait été enflammé par des garde-côtes libyens. Une tragédie de plus qui vient augmenter le nombre des personnes tuées aux frontières de l'Europe.

Selon les informations données par quelques survivants et relayées par les proches d'Abdelwahab, les garde-côtes auraient menacé les passagers en demandant de l'argent, avant de tuer plusieurs personnes et de tirer sur le moteur. Cela aurait causé une explosion, et la quasi-totalité des passagers seraient morts par brûlure ou noyade. 

Parmi les morts, Abdelwahab Youssef, dit "Abdelwahab Latinos", un jeune poète originaire du Darfour, et bien connu de la jeunesse soudanaise et des amoureux de littérature du pays. Issu d’une famille du Sud-Darfour, il était parvenu à faire des études supérieures à l’Université de Khartoum, et était récemment parti à Benghazi en Libye pour tenter sa chance vers l’Europe. Dans ses poèmes, il était le porte-parole de nombreux jeunes, prisonniers de l'amertume et la désillusion de l'après-révolution.

Ses poèmes étaient amers, parfois remplis de désespoir, souvent prémonitoires. Il les publiait via sa page facebook et son blog, et s’était fait connaître par ses récitations et ses participations aux soirées littéraires de Khartoum. Ses amis travaillent actuellement à la publication d’un recueil posthume de ses textes, sous le nom de « Tabou ».

Notre équipe s’est mise à l’œuvre pour proposer la traduction de quatre de ses poèmes, à partir de l'arabe. Bonne lecture, et qu’Abdlewahab repose en paix. Que la lumière et la justice soient faites sur les morts de tous ceux qui ont tenté de rejoindre l’Europe pour une ville meilleure. Rappelons que les garde-côtes libyens sont financés et équipés par l'Union Européenne. Pour des informations régulières sur les naufrages et les sauvetages en cours, nous vous conseillons la page d'Alarm Phone. 

 

« Ce n’est pas une mauvaise chose que de mourir »

Ce n’est pas une mauvaise chose que de mourir

Jeunes comme nous le sommes

Sans avoir dépassé la trentaine

Non ce n’est pas une mauvaise chose que de partir tôt

 

Mais ce qui est regrettable

Est de mourir seul

Mourir seul sans une femme qui dise :

Viens, que j’ouvre ma poitrine pour toi,

Et que tu laves ton âme de la misère qui la salit 

 

Une femme qui sourit

Et la nuit qui court entre les doigts du temps.

 

11 juillet 2020.

 

« Mourir dans les profondeurs de la mer »

Tu mourras dans les profondeurs de la mer

Les vagues fracassant ta tête

Et l’eau balançant ton corps

Comme un bateau crevé.

 

Ou alors, tu mourras, sur une terre délaissée

Le froid rongeant ton corps

Qui fuira douloureusement vers toi.

 

Tu mourras seul

Embrassant ton ombre délavée

Demain ne sera plus que le spectre de tes rêves.

 

Personne n’en saura rien

Cela ne fera aucune différence.

 

20 mai 2020. 

 

« L'amour de la liberté »

 Rien ne peut me tuer

Ni l’amour pour une femme

Ni mon amour pour la poésie

Ou la littérature

Ni même ma passion

Pour la dissection de l’histoire

 

Ce qui peut me tuer

Honnêtement

Est mon amour pour la vie

 

Ce qui peut me tuer

Seulement

Est mon amour

Pour la fuite hors du temps

La fuite hors de toutes choses

 

Ce qui me tuera

Est l'amour de la liberté.

 

20 avril 2020. 

 

« Laisse la mort venir »

 

A présent, ça ira

La mort est proche

Et je ne regrette rien.

 

Je me demande simplement

Ce qui arrivera à toutes ces bêtises

Toutes ces bêtises que j’écris

 

Que va-t-il leur arriver 

Après que je les aurai laissées seules

A chercher leur propre issue ?

 

Cela me fait mal

D’abandonner ainsi ce que j’ai écrit

[Les mots] seuls à porter leur fouet

[Les mots] pieds nus, sur les pierres aiguisées

 

Cela me fait mal

[De penser] que je n'ai pu dire tout ce que je souhaitais

Que je n'ai pu dire tout à la fois. 

 

Mars 2020. 

Lea Senna

Militante française pour les droits des étrangers et étrangères en France, et arabophone, elle est la co-fondatrice de Sudfa et travaille à la traduction et l’édition des articles.

Hamad Gamal

Militant soudanais en exil, étudiant en sociologie à l’Université Lyon 2 et à Sciences Po Paris. Il est le co-fondateur de Sudfa, et auteur de nombreux articles et lettres ouvertes en défense des droits des migrant.e.s et réfugié.e.s en Europe.

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