Lutter contre l’effacement : les archives soudanaises face à la guerre (2/2)

29/04/2025 - par Equipe - Culture

Dans cette série de deux articles, nous explorons comment le cinéma soudanais a tenté de résister à des décennies de dictature et de violences d’Etat visant à détruire, à travers l’art, l’identité même du pays. Face à cet effacement, des artistes, militant·es et archivistes, comme la réalisatrice Sara Suliman, se battent pour conserver les traces de l’histoire du Soudan et lutter contre l’oubli.

"Sudan's forgotten films" - Les films oubliés du Soudan

Fin mars, nous sommes plusieurs de l’équipe de Sudfa à nous être rendu·es à la rencontre « Cinéma soudanais : défis et résiliences » organisée par le groupe de recherche Arts, Médias, Exils (AME) (IRCAV/Sorbonne Nouvelle)[1] à Paris.

Un des premiers films projetés était « Sudan’s Forgotten Films » de Suhaib Gasmelbari (2014). Il nous plonge dans le quotidien de deux archivistes : Awad et Benjamin. Ces deux hommes âgés, figures historiques du cinéma soudanais, se battent pour sauver les archives cinématographiques du pays.

« Le Soudan a parmi les plus nombreuses archives de cinéma en Afrique », affirme l’un d’entre eux. Mais cette collection inestimable a souffert de décennies de négligence : stockée dans de mauvaises conditions, elle a subi les dégradations du temps. Dans le film, on voit les deux vieillards écrire de façon répétée au gouvernement pour demander des outils adaptés, comme un système de refroidissement, et le supplier de recruter des ouvriers pour les aider à transporter les nombreux cartons.

Image issue du film Sudan's Forgotten Films (Gasmelbari, 2014). Source : Al-Jazeera.

Mais le gouvernement d’Omar El-Béshir fait la sourde oreille. Entièrement dévoués à sauver ces archives, les deux hommes travaillent sans relâche, bénévolement, achetant eux-mêmes le rouleau de scotch pour réparer les bandes abîmées. A eux seuls, ils sont les gardiens de plus de 13 000 films, dont une grande partie n’ont jamais été visionnée. Les deux vieux amis tiraient la force de leur combat dans cette croyance inébranlable, exprimée par Awad dans le documentaire : « Il ne faut pas qu’on perde ces films, parce qu’il faut que les enfants du Soudan connaisse leur histoire. Quand tu n’as pas d’histoire, tu n’es personne ».

Le visionnage de « Sudan’s Forgotten Films » a ouvert des discussions sur le devenir des archives cinématographiques soudanaises qui se sont poursuivies durant toute la rencontre. Ce film très émouvant rappelle les dommages inestimables causés par la dictature d’Omar El Béshir, resté plus de 30 ans au pouvoir, sur l’art et la culture au Soudan. Il nous rappelle aussi que la violence du régime, si elle a pu prendre des formes de répression brutale, a également pu opérer de manière plus silencieuse, à travers l’abandon du soutien aux artistes et archivistes et la négligence du patrimoine culturel du pays.

Sara Suliman, réalisatrice, mobilise les archives dans son travail de cinéaste. Elle témoigne des nombreuses barrières que l’administration d'El Béshir a placées sur son chemin pour l’empêcher d’avoir accès aux archives visuelles, et de l’état de dégradation dans lequel elle a trouvé les cartons qui contenaient des photographies et des bandes vidéographiques d’une valeur exceptionnelle :

« Ils étaient couverts de poussière, et très abîmés par la saleté », décrit-elle avec colère. « Le Soudan était sous une dictature militaire pendant 30 ans, qui a détruit l’art, opprimé les artistes de toutes les disciplines, et particulièrement les cinéastes. Parce que l’art, c’est du pouvoir, et ils le savent. Il y a des générations extraordinaires, avec une grande créativité, qui ont été réprimées. Les histoires étaient là, les idées étaient là, mais tout était réprimé. Les artistes soudanais ont beaucoup plus de choses à mettre en avant. »

La révolution de 2018 : filmer la liberté, retrouver les traces de l'histoire soudanaise

Dans une interview à Sudfa, Sara Suliman raconte le tournant qu’a constitué la révolution de 2018 : « Puis la révolution est arrivée, et a ouvert un moment de liberté. Il n’a pas duré, mais c’était comme prendre une respiration. Quand tu as connu la liberté, c’est difficile qu’on te la reprenne. »

Quand la révolution est arrivée, elle tournait son film Heroic Bodies (2022) : « Je filmais le "Zar" c’est une pratique religieuse considérée comme superstitieuse par le gouvernement soudanais (…) qui utilisait la religion comme prétexte pour opprimer la population. Pendant ces 30 ans ils ont interdit le "Zar", c’est un rituel pendant lequel les femmes dansent avec des percussions très fortes, pour faire ressortir les esprits mauvais en exauçant certaines de leurs demandes. Cette pratique était interdite, mais après la révolution, pendant une année de liberté avant que le coup d’État qui a repris le pouvoir aux civils, les femmes ont pu le pratiquer, et j’ai pu le filmer. Dans cet extrait de film, on peut voir les femmes danser, reprendre place dans l’espace, créer un espace safe. On a commencé cette fête à 10 heures du matin et jusqu’à 7 heures du soir ça continuait encore ! C’est cette liberté que les artistes et les personnes créatives ont trouvé pendant la révolution. C’est pourquoi tant de choses se sont passées cette année-là, plein de films sont sortis, plein d’idées se sont développées. »

Affiche du film Heroic Bodies de Sara Suliman (2022)

Elle explore dans son travail l’intersection des multiples formes de violences (physique, politique, structurelle) auxquelles sont soumises les femmes soudanaises, mais aussi la manière dont les femmes utilisent leurs corps pour résister, et la transmission de ces luttes à travers les différentes générations de femmes. Pour elle, l’accès aux archives est également un enjeu féministe : « Nous, les femmes soudanaises, nous avons besoin qu’on nous garantisse l’accès à l’information. C’est notre droit. Il faut des lois fortes qui soient mises en place pour nous garantir ce droit à connaître notre histoire. »

Grâce au combat de quelques cinéastes soudanais·es, des projets de numérisation ont vu le jour à la fin de la dictature d’Omar El Béshir, financés par des universités étrangères (Durham Université et King’s College), à travers des projets comme le site internet « Sudan Memory ». Mais ces projets, portés par des institutions étrangères, posent aussi la question de la colonialité dans la gestion des archives du Soudan.

Rashid Saïd, ancien ministre de la Culture pendant le gouvernement de transition suite à la révolution (2019-2021), et présent lors de la rencontre à Paris, affirme que des projets de numérisation des archives ont avancé pendant cette période avec plus de 100 000 photographies qui ont pu être numérisées et mises en ligne sur un cloud. « Le gouvernement de transition avait voulu faire une loi pour développer le cinéma. On a projeté le film "Sudan Offside" à Khartoum », déclare l’ancien ministre. « On avait fait un comité avec les anciens cinéastes, les nouveaux, la société civile… Mais le coup d’Etat militaire a mis fin à tous ces projets.

Gadalla Gubara. Source : Frédérique Cifuentes.

Détruire les archives, détruire l'identité nationale

Le coup d’État militaire de 2021, puis la guerre qui a éclaté le 15 avril 2023, ont porté brutalement atteinte à la préservation de ces archives. La tragédie est évoquée par de multiples participant·es à la rencontre : malgré les projets de numérisation qui avaient été mis en place, malheureusement, le gouvernement soudanais n’a jamais donné son autorisation pour que les disques durs sortent du pays. Les disques durs sont donc restés sur place, aux archives nationales à Omdurman.

En plus des nombreuses destructions de bâtiments provoquées par les combats, depuis le début de la guerre, les Forces de Soutien Rapide (milice paramilitaire, autrefois alliée de l’armée soudanaise, qui affronte aujourd’hui l’armée) ont procédé méthodiquement au pillage et à la destruction de tous les espaces culturels. Ces dernières semaines, suite à la reprise de la capitale, Khartoum, par l’armée soudanaise, les Soudanais·es du monde entier ont constaté avec effroi que l’intégralité du musée national avait été pillé, ne laissant que quatre statues à l’intérieur. Les œuvres volées dans les musées, qui sont les rares témoignages de l’histoire du Soudan, ont été revendues sur Internet par les mercenaires, afin de financer la guerre ou pour leur enrichissement personnel.

Dans l’assemblée, tout le monde se demande ce qui a bien pu arriver aux archives nationales, mais les participant·es ne sont pas optimistes. « Si elles sont dans le même état que celui dans lequel on a retrouvé le siège national de la télévision… » murmure une des participantes soudanaises, faisant référence à la destruction de ce bâtiment occupé par les Forces de Soutien Rapide (RSF) depuis le début de la guerre. Les acteurs de la guerre, en s’attaquant au patrimoine culturel et mémoriel du Soudan, ont mené une attaque brutale contre l’identité du pays.

La bibliothèque du Centre Mohamed Omer Bashir Centre pour les études soudanaises à Omdurman, réduite en cendres suite aux combats. Source : Mail&Guardian.

Repenser le travail des cinéastes en temps de guerre

Pour Sarah Suliman, les archives jouent un rôle central dans la résistance de la population soudanaise face à la guerre : « La guerre nous a fait prendre conscience de l’importance des archives et l’importance de la documentation. Dans cette guerre, les RSF détruisent les musées, détruisent les archives nationales, détruisent les archives télévisées du ministère de la culture et de l’information… On a l’impression que c’est une guerre contre l’identité. Être menacé·es de perdre notre identité, qui nous sommes, est une question essentielle pour nous. C’est pourquoi il faut que l’on contre-attaque. Nous avons une diversité extraordinaire, une histoire extraordinaire, nous ne pouvons pas perdre cela. Nous devons nous défendre et les empêcher de nous effacer de l’univers. »

Cette question est venue également transformer le travail des artistes soudanais·es : « La plupart d’entre nous, maintenant, nous essayons de sauver ce qui reste – c’est pourquoi j’étais heureuse de découvrir ce film aujourd’hui – parce que c’est de la documentation de l’histoire, d’une histoire précieuse. Parce que la mémoire est tout. C’est tout ce qui compte. C’est infiniment précieux », affirme Sara Suliman. « Comme nous faisons face à une crise d’identité, parce que nous sommes en train de perdre notre identité, il faut que nous travaillions là-dessus. Ça nous pousse à nous focaliser, dans notre travail, sur la question culturelle, et nous rappelle l’importance de documenter. Même si on fait de la fiction, ça doit être à propos du Soudan, et de tous les détails de notre identité. Parce que même si c’est de la fiction, c’est aussi de la documentation. »

Ainsi, lutter contre la disparition des archives, c’est lutter contre l’effacement de l’histoire et de la culture soudanaise. Mais comment protéger ces archives de la destruction quand on est exilé·e, loin de son pays ? Comment la population locale peut-elle se soucier du sort des archives, alors qu’elle est confrontée à la famine et à des questions de survie immédiate ? Pour les exilé·es soudanais·es présent·es lors de la rencontre, à travers cette lutte pour conserver la mémoire du pays, c’est toute la question de la transmission des connaissances et de la culture soudanaise pour les générations futures qui est en jeu.

Sara Suliman lors des rencontres "Cinéma soudanais : défis et résilience". Sudfa Media, 2025.

[1] La rencontre a eu lieu qui avait lieu du 27 au 30 mars 2025 à Paris. Pour en savoir plus sur ce programme de recherche : https://ircav.fr/event/cycle-de-films-et-journee-detudes-cinema-soudanais-defis-et-resiliences/

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Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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