Abdelwahab Latinos : guerre et exil, les abîmes de la désillusion

23/03/2024 - par Lea SennaEquipe - Culture

Le 17 août 2020, un jeune poète soudanais, Abdelwahab Youssef, dit « Abdelwahab Latinos », mourait en mer Méditerranée, en tentant de joindre l’Europe, laissant derrière lui une cinquantaine de poèmes magnifiques. Nous traduisons ici des extraits inédits de deux de ses poèmes, intitulés "Sur la guerre", et "Voyage d'un récit exilé".

Le 17 août 2020, un jeune poète soudanais, Abdelwahab Youssef, dit « Abdelwahab Latinos », mourait en mer Méditerranée, en tentant de joindre l’Europe, laissant derrière lui une cinquantaine de poèmes magnifiques, publiés sur ses réseaux sociaux et son blog, portant sur la guerre, l’exil et la solitude. Ce jour-là en mer Méditerranée, 45 personnes perdent la vie, dont de nombreux-ses Soudanais-e-s, après que des garde-côtes libyens, financés par l’Union Européenne, les menacent et tirent sur le moteur, ce qui met feu au bateau pneumatique. La quasi-totalité des passagers meurent tragiquement par brûlure ou noyade. Un drame de plus dans cette mer devenu le cimetière de la honte, cimetière colonial, cimetière des illusions. En moins de 10 ans, environ 28000 personnes y ont perdu la vie.

Abdelwahab Youssef, lui, venait du Sud-Darfour, avait fait des études à l’Université de Khartoum, et était connu des amoureux de littérature du pays. Ses textes, presque tous datés de l’année 2020, reflètent l’amertume et la désillusion de l’après-révolution. Ses textes sont amers, mélancoliques, et souvent prémonitoires, comme le poème « Mourir dans les profondeurs de la mer », écrit en mai 2020, soit trois mois avant sa mort, où il écrit « Tu mourras dans les profondeurs de la mer / Les vagues fracassant ta tête / Et l’eau balançant ton corps / Comme un bateau crevé ».

Notre équipe a publié la traduction de plusieurs de ses poèmes peu après sa mort en septembre 2020, et travaille actuellement à la traduction de ses autres poèmes, dont voici de nouveaux extraits.

A propos de la guerre (« 3an el-harb muqam than »)

La guerre, autorité des brutes

Les brutes qui restent tapis dans les couloirs de notre pensée enfouie

Celle que l’on nomme l’inconscient

Où le nom correspond à l'acte

La guerre, anéantissement des humains

Funérailles des valeurs

La guerre, punition des dieux

Pour les actes naïfs et irréfléchis des hommes

De là naissent des espèces mutantes

Qui ignorent ce qu’est d’être humain

[Car] dans la guerre ce sont les canons des chars d’assaut qui parlent

Avec le langage d’humains rapetissés

Quelle absurdité cette Création

Depuis [ses] débuts métaphysiques

En temps de paix nous portons des masques

Pour paraitre bons

Et soudain dans la guerre nous retirons ces masques

Nous lâchons les rênes du mal

Ces rênes anciennes qui sommeillaient auparavant

Et c’est alors le mal qui règne sur le champ de bataille

Dans la guerre nous révélons notre profonde vérité

Celle qu’auparavant nous rejetions

La guerre nous déshabille

Et nous voilà qui paradons dans des uniformes militaires !

[…]

Une fois la guerre terminée, nous nous retrouvons comme des idiots

Vêtus de haillons salis de terre

Nos gorges remplies de la poussière des batailles

Nos pores obstruées par la poudre des canons de chars d’assaut

Nos cœurs chargés par les brisures des défaites

Dans la guerre nous lâchons les rênes de la tuerie

Une fois la guerre terminée, nous nous retrouvons à pleurer nos camarades

Nous revenons sans rien…

Et tout…

Nous gardons dans nos mains des bouts de papiers

Imbibés de sang

Que nous avons trouvés dans les poches de nos camarades

C’est écrit sur un de ces papiers :

« A ma femme et à mes enfants,

Qui ne me verront plus

Je vous aime de tout mon cœur »

Et sur un autre papier :

« Vous les plus petits parmi nos enfants

Renoncez aux guerres obscènes

Ouvrez les voiles de la paix

Car la guerre blasphème la vie

La guerre : elle sabote la pensée des vivants

Elle enterre l’humanité, notre essence

Et emprunte une pensée artificielle, fabriquée par le mal

لحرب ؛ هي سطوةُ المتوحش

القابعُ في دهاليزِ الذاكرةِ السفليِّ

المدعاة باللاواع ..

إذ الإسم يطابق الفعل !!

الحرب ؛ هي عدميةُ الإنسان

حين شيعت القيم ..

الحرب ؛ هي إبتزازُ الآلهة

على سذاجةِ فعلٍ أرعن ..

نتجت عنها مسوخُ بشرٍ

يجهلون معنى الإنسان ..

في الحرب تتكلم المدافع

بلسانِ إنسانٍ قزم

قدّ من عبثيةِ التكوين

مذ إجتراج الميتافيزيقا ..

في السلم نلبس أقنعة

لنبدو أناسٌ طيبين ..

وفي الحرب نزيحُ الأقنعة

ونطلق عنان الشر المحنطُ قبلاً

ليحتل المشهدُ الجنائزي ..

في الحرب نظهر على حقيقتنا ..

على حقيقةٍ كنّا نرفُضها ..

الحرب يعرينا

ونحن نرفلُ في البِزّاتِ العسكرية

بُعيد الحرب نعود كالحمقى :

ملابس رثة معفرة بالتراب

حناجرٌ محشوة بغبار المعركة

مساماتٌ مسدودةٌ بالبارود

وقلوبنا ملأى بإنكساراتِ الهزائم..

في الحرب نطلق عنان القتل

وبُعيد الحرب نبكي رفاقنا ..

نعود بلا شيء

وكل شيء ..

نحمل قصاصاتُ ورقٍ

مصبوغةً بالدماء ..

وجدناها في جيوب رفاقنا ..

كتبت على إحداها :

إلى زوجتي وأطفالي

الذين لن ترونني مرةً ثانية

أحبكم ملء قلبي ..

وكتبت على أخرى :

أيها الصغار من أبنائنا

أنبذوا الحروب الداعرة

وأفتحوا أشرعة السلام

فالحربُ كفرٌ بالحياة ..

الحرب ؛ هي تعطيل الذاكرة الحية ..

هي وأدُ الإنسان كقيمة أسمى

وإستلاف ذاكرةُ شر مصطنعة

Voyage d’un récit d’exilé (« Safar min sirat el-manfi »)

Nous voici, les insultés, ceux pris au piège,

Nous, la diaspora,

Le sel de la terre morose (NdT : ici le « sel » vient d’une expression populaire, dans laquelle les personnes issues des quartiers pauvres ou modestes de Khartoum se considèrent comme le « sel », à savoir ce qui vient à la fois « du bas », « de la terre », et est essentiel)

Talisman de l’exil !

Nous qui nourrissons la tragédie

De notre douleur

Qui ne cesse de saigner

Nous voici, les princes de la misère

Le sel de l’exil

De petits cailloux [éparpillés] sur la terre des pays lointains

Nous qui tétons le sein de la tristesse

Nous tirons dessus comme sur une vieille pipe rouillée

Dans une des petites rues du marché Al-Arabi (NdT : nom d’un marché à Khartoum)

Nous voici, pris au piège du cocon de l’absence amère

Remplis d’un chagrin versé jusqu'à l'ivresse !

Pris au piège des cages de frontières inébranlables

Piétinés sous les pieds du temps,

Comme des graviers sous les sabots des chevaux

[…]

ها نحن الملاعين ، العالقون في الديسابورا diaspora ملح الأرض الكالحة ، تميمة المنافي! نحن الذين يقتات المأساة مِن أوجاعنا ، التي لا تكف النزف! ها نحن قياصرة البؤس ، ملح المنافي ، حصى الأرض في البلادِ البعيدة! نحن الذين نرضع مِن ثدي الحزن ، نمتصه كغليونٍ صدئٍ ، في إحدى زقاقاتِ العربي!

*** *** *** ها نحنُ العالقون في شرنقةِ الغياب المُر ، المترعون بالأسى حدّ الثمالة! عالقون بين أقفاص الجغرافيا الصلبة! المداسون بأقدامِ الوقت ، كحصى تحت حوافر الخيل في ساحاتِ الوغى

(....)

--------------------------------------------------------------------

Pour retrouver les poèmes en entier et en version originale :

https://www.aldiwan.net/poem101002.html#google_vignette

https://www.aldiwan.net/poem101016.html

Lea Senna

Militante française pour les droits des étrangers et étrangères en France, et arabophone, elle est la co-fondatrice de Sudfa et travaille à la traduction et l’édition des articles.

Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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