En direct d'Al-Qyada

03/05/2019 - par Equipe - Actualités au Soudan

Depuis le 6 avril, les manifestants soudanais occupent l'espace d'Al-Qyada (esplanade et avenues devant les Quartiers Généraux de l'Armée) à Khartoum, pour réclamer le transfert de pouvoir du Conseil Militaire vers un gouvernement à majorité civile. Entretien.

Dans la lignée des mouvements de contestation contre le pouvoir d’Omar Al-Bachir, qui durent depuis décembre 2018, les manifestants ont convergé le 6 avril dernier vers la place d'Al-Qyada, espace devant le QG de l'Armée Soudanaise. Le 11 avril, Omar Al-Bachir se retirait du pouvoir, après 30 ans de dictature. Mais sous la menace d’une confiscation du pouvoir par l’Armée via son Conseil Militaire (actuellement dirigé par Abdel Fatah Abdelrahman Burhan), les manifestants restent campés sur place pour demander la transition vers un gouvernement civil. Parmi ces manifestants, Abubaker Abdallah, 26 ans, professeur à l’Université de Khartoum. Via un entretien téléphonique réalisé le 3 mai, il nous parle du début de l’occupation et des revendications des occupants.

Depuis quand es-tu à Al-Qyada ?

Je suis là depuis le 6 avril, jour d'une grande manifestation intitulée la "marche du million". On y allés avec mon frère. On avait une idée en tête ce jour-là, celle de rejoindre les manifestants, pour converger et aller vers le QG de l’armée, demander la chute, la destitution d’Omar Al-Bachir.

Tu participais aux manifestations depuis décembre ?

Oui ! A plusieurs reprises, des agents de police essayaient de m'intimider, de m'empêcher de sortir. Ils disent de rentrer, de ne pas participer. A cause d'un handicap physique, c'était très facile pour eux de me surveiller, de me voir. Mais je descendais dans la rue quand même pour manifester avec les autres et demander la chute d’Omar Al-Bachir. (Je précise que je ne fais partie d’aucun groupe politique particulier, mais je suis un citoyen soudanais, un militant, intéressé par les questions politiques.)

Comment a commencé cette occupation ?

Elle a été lancée par le "moteur" de la révolution, l’Association des Professionnels Soudanais, qui via sa page officielle facebook, a fait une déclaration exhortant les manifestation à se diriger directement vers les Quartiers Généraux de l’Armée. Alors les gens se sont rassemblés le 6 avril, on est partis du Marché Al-Arabi, on s'est heurtés à la police et aux services de sécurité, ils nous repoussaient avec des gazs lacrymogènes, ça a été très difficile d’entrer sur cette place et dans la zone du Quartier Général. Mais après plusieurs tentatives, on a réussi.

Donc, après plusieurs tentatives, vous êtes arrivés là-bas ? Et ensuite qu’est-ce qu’il s’est passé ?

C’était une énorme manifestation, le plus grand nombre de gens que j’ai jamais vu. Les gens étaient venus des quatre coins du Soudan, d’autres étaient venus de l’étranger, pour rejoindre la marche du million du 6 avril. Toutes les rues qui menaient au QG étaient bondées. C’était complètement incontrôlable pour l’Agence de Renseignement et les Services de Sécurité. C’était impossible pour eux de réprimer la volonté du peuple. On a réussi, malgré les arrestations, la répression.

Ce jour-là, c’était un jour d’installation populaire. L’heure n’était pas encore à organiser des activités sur la place, mais plutôt, on se concentrait autour du mot « résistance » : il fallait résister aux tentatives des agents de sécurité, on était exposés à la possibilité d’être tués ou blessés. D'ailleurs, certains ont été tués et blessés pendant la nuit. Les trois premiers jours (6, 7 et 8 avril), c’était vraiment le pire. On essayait de s’encourager à continuer, à résister à la peur et la terreur, et pour que la révolution réussisse. Il fallait qu’on ait cette détermination de faire chuter le régime d’Omar Al-Bachir. Cette occupation, c’était une action extraordinaire, faite par des gens ordinaires. Parce qu’ils voulaient croire en un jour meilleur pour le Soudan.

Comment ça se passe maintenant, au niveau de l’organisation de la place ? 

Au niveau de l’organisation de la place, il y a de nombreux petits comités qui s’occupent de l’organisation, de l’installation. Faire tenir les manifestants, cela passe aussi par plein de choses concrètes, le ravitaillement d’eau et de nourriture, toutes ces choses qui vont faire que les manifestants vont rester et persister jusqu’au bout.

Des activités culturelles, des concerts, ont été organisés suite à la chute d’Omar Al-Bachir quelques jours plus tard, le 11 avril, pour fêter cette chute et pour fêter aussi la victoire, disons, de la volonté du peuple. La prochaine étape, c’est la mise en place d’un gouvernement qui satisfasse les aspirations du peuple. C’est ce qu’on attend à présent.

Concernant ce qui se passe maintenant, les activités culturelles organisées ici sont particulièrement intéressantes, parce qu’elles sont à l’image de la mosaïque soudanaise, de la diversité du Soudan, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Il y avait là, devant le Quartier Général, l'improvisation d’un « Soudan minuscule », des gens qui se rencontraient, de toutes les régions. On essayait d’exposer toutes les cultures, toutes les traditions, des différentes régions. Il y a par exemple des plateformes, des prises de parole spontanées et de petits concerts improvisés parmi la foule sur la place, qui donnent à chacun la chance de partager ses coutumes, et aussi de présenter la situation dans sa région, sa ville.

Arrivée d'un convoi de manifestants par train à Khartoum le 23 avril, en provenance de la ville d'Atabara, d'où avaient commencé les manifestations en décembre. / Umit Bektas, Reuters.

Une grande scène installée sur la place permet tous les jours et tous les soirs d’écouter les prises de parole et la musique. Ceux qui étaient là étaient surpris de voir qu’il y avait un Soudan comme celui-là, ce « Soudan du QG ». Ils trouvaient ça surprenant, là, à Khartoum, de voir tant de gens du Darfour, des monts Nouba, présenter leurs cultures, mais aussi leurs malheurs, après des années de souffrance. On était là pour se consoler, et aussi se consolider les uns des autres. C’était des jours de fête, mais c’était aussi des jours de consolation. Moi, je suis originaire des monts Nouba, mais je vis depuis ma petite enfance à Khartoum. C’était très important pour moi de voir toutes ces différences réunies, partagées, écoutées.

Qui sont les occupants et occupantes de la place ? 

Le moteur de l’occupation à son début, c’était la jeunesse. Mais après la chute d'Al-Bachir le 11 avril, d’autres personnes sont venues nous rejoindre sur la place, des vieux, des enfants, des familles aussi, qui viennent passer la journée ici. Ils arrivent le matin et repartent quand la nuit tombe. Mais beaucoup restent aussi la nuit, pour assurer le sit-in devant le QG.

Quelles sont maintenant les revendications des occupants ? 

A l’origine, c’était la chute d’Omar Al-Bachir. On l’a eu. Ensuite, la chute d’Ibn Awf qui avait pris la tête du Conseil Militaire. On l’a eu, moins de 24 heures après. Ensuite, la transition immédiate vers un gouvernement civil. Les revendications, avec le temps, deviennent plus exigeantes, et plus précises. Le Conseil Militaire doit être remplacé par un Conseil Souverain, composé à majorité de civils.

On n’a aucune confiance dans les militaires. On connaît bien la mentalité des militaires, et leur manière de gérer le pays, qui est une manière autoritaire, et non démocratique. L’Alliance pour la Liberté et le Changement, le groupement d’opposition qui participe aux négociations avec le Conseil Militaire, demande plusieurs choses : le transfert vers un gouvernement civil, mais aussi le jugement de ceux qui ont commis des crimes contre le peuple, le jugement d’Omar Al-Bachir, l’élimination des racines de l’ancien régime, l’instauration d’un système démocratique dans l’appareil d’Etat, et une période de transition organisée par le Conseil Souverain sur quatre ans. 

Quels changements ont apporté les manifestations et l’occupation actuelle de la place Al-Qyada, à la culture politique soudanaise ?

Le changement majeur, c’est la prise en compte de la jeunesse. Leur visibilité soudaine et évidente sur le terrain politique. Le pouvoir dictatorial d’Omar Al-Bachir, c’était un pouvoir « gris », un pouvoir vieillissant. Une des revendications part aussi de ce constat : le nouveau pouvoir doit être un pouvoir de la jeunesse, une jeunesse qui a montré qu’elle était compétente, consciente, qu’elle avait des ressources et qu’elle était organisée, consciente des enjeux et de la situation.

Maintenant, on a peur de l’impasse politique. Que les négociations piétinent. Aussi parce que, parmi le groupe qui participe aux négociations, il n’y a pas forcément consensus. Il y a des différences politiques. Mais pour l’instant, ces différences restent passagères, mises sur le côté le temps de faire avancer les revendications dont j’ai parlé tout à l’heure, qui unissent une grande majorité des gens.

Dans les médias occidentaux, des comparaisons sont faites avec l’Egypte, au niveau de la crainte d'un scénario similaire, mais aussi au niveau du mouvement et de l’occupation de la place Tahrir. Est-ce que tu vois des comparaisons possibles ?

Au départ, oui. Mais la place du QG n’est pas comparable à la place Tahrir.

Bien sûr, on a peur du scénario égyptien, mais je suis optimiste sur le fait que ce ne sera pas pareil. Le 12 avril, à la première déclaration d’Ibn Awf (qui avait pris la direction du Conseil Militaire pour annoncer la destitution d'Omar Al-Bachir, et qui était l'Ancien Ministre de la Défense sous Al-Bachir, aussi sous sanctions américaines pour violations des droits de l'homme au Darfour), on a compris qu’il s’agissait d’une mise en scène bien préparée. Les gens ne sont pas dupes. On a tout de suite pensé à l’Egypte. Alors on s’est réuni, et on a décidé de manifester de plus belle pour le chasser. 

Ce qui s’est passé à Tahrir a été totalement récupéré, tordu par la propagande médiatique. Au Soudan, ce n’est pas encore le cas. 

Schéma de l'espace occupé d'Al-Qyada, avec légende en anglais. On y voit la scène principale avec écran géant (le point vert), les barricades (en orange), et l'espace occupé (en jaune), c'est-à-dire l'esplanade et les avenues autour. / Mohamed Abd Abdelhamied Bakhit.

Comment s'organise la couverture médiatique et est-ce que des médias sont présents ? 

Avant le 6 avril, il n’y avait pas de soutien médiatique international de la révolution. Au niveau national, il y avait des relais médiatiques, mais en coulisse, en cachette, à cause de la censure et du contrôle étatique. Cela se passait surtout sur les réseaux sociaux. Les médias étaient tous contrôlés par le gouvernement, la télévision était complètement partisane de l'ancien régime. 

Ces relais médiatiques sur Internet étaient organisés par des Soudanais de l’intérieur et par la diaspora, qui soutenaient la cause, organisaient aussi des conférences de presse ou des présentations, ou encore sponsorisaient des publications, pour essayer de relayer les informations sur le Soudan dans le monde. Cependant, la révolution soudanaise a attiré bien moins de regards et d’attention que la révolution égyptienne par exemple. Rien à voir...

Mais depuis la chute du régime, ça a commencé à changer un peu. Des journalistes commencent à arriver. Il y en a plusieurs présents sur la place, dont deux français. Je leur ai demandé pourquoi ils n’étaient pas venus avant. Ils disent qu’ils n’avaient pas eu l’autorisation de venir faire des reportages pendant que le régime était encore au pouvoir.

La plupart de la circulation des informations passe actuellement par les réseaux sociaux, via des pages de groupes ou personnalités influentes, et de nombreux partages de photos et vidéos. 

Comment tu vois la suite ? 

En fait, maintenant, on a surtout peur des acteurs internationaux, qui interviennent dans les affaires des autres. Il y a deux camps : le camp de l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, et l’Egypte (soutenus par les Etats-Unis), et l’autre camp, la Turquie, le Qatar et l’Iran (soutenus par la Russie). On doit comprendre une chose : on doit viser les intérêts de notre pays, et se méfier des intérêts internationaux. Si cet intérêt est commun, alors pourquoi pas. Mais l'intervention d’un de ces pays, ou un de ces camps, peut nuire gravement à la souveraineté du pays. J’ai peur surtout de ça. Ils poursuivent des intérêts idéologiques particuliers, et on doit être extrêmement prudents.

La suite doit être envisagée politiquement avec la priorité de sauvegarde de la souveraineté nationale. Faire de l’Arabie Saoudite ou des Emirats Arabes Unis des ennemis n’est pas une bonne chose, car le Soudan est dans une grande crise économique, et on doit sortir de cette crise avec des coopérations économiques bilatérales. Mais la suite doit être envisagée politiquement avec la priorité de sauvegarde de la souveraineté nationale. 

Mon dernier message, c’est un message aux Soudanais et Soudanaises : on ne doit surtout pas se victimiser, on doit faire attention à ne pas devenir des objets, mais rester des sujets. Rester des sujets de notre révolution. Rester les acteurs majeurs dans le processus de construction et de gouvernement du pays, et décider de nos intérêts. Cela passe par un gouvernement de civils, et non un gouvernement de militaires. Les militaires doivent s’occuper de leurs affaires, à savoir défendre le pays à l’extérieur. Cela passe aussi par un gouvernement de souveraineté nationale, et continuer à s'organiser ensemble. 

Barricades autour d'Al-Qyada, le 30 avril. / Umit Bektas, Reuters.

Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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