Wad Madani : une victoire au goût amer

25/01/2025 - par Equipe - Actualités au Soudan

Après la victoire de l’armée soudanaise contre les Forces de Soutien Rapide à Wad Madani, les manifestations de joie ont laissé place à l’indignation, suite à des des violences commises par des soldats envers des communautés marginalisées. Une campagne sur les réseaux sociaux a ensuite déclenché un déchaînement de violences, ravivant les tensions entre Soudanais du Nord et du Sud.

Wad Madani, de la victoire à l’indignation collective

Le 12 janvier, l’armée soudanaise a lancé une offensive dans l’état de Gezira qui lui a permis de reprendre le contrôle de Wad Madani, une ville stratégique tombée aux mains des Forces de Soutien Rapide (RSF) en décembre 2023 (voir notre précédent article). Alors que la majeure partie de la région était aux mains de la milice RSF, les comités de résistance locaux ont dénoncé des massacres dans la ville et ses environs, accompagnés de pillages, de vols et de violences, y compris des viols, commises par la milice paramilitaire.

Après la reprise de la ville par l’armée, une immense vague de joie a déferlé sur les réseaux sociaux. Pour la première fois depuis plus d’un an, les habitant-es de l’état de Gezira sont sortis manifester leur joie dans les rues. D’autres célébrations populaires ont eu lieu dans plusieurs villes du pays, notamment à Khartoum, Omdurman et Port Soudan. La liesse partagée par la grande majorité des Soudanais-es a renvoyé l’image d’un pays uni contre les Forces de Soutien Rapide (RSF). On a également vu les images de milliers d’habitant-es qui se pressaient sur les routes, espérant rentrer chez eux après avoir été chassé-es de leur maison par les RSF.

Manifestations de joie à Wad Madani suite à la victoire de l'armée. Source : réseaux sociaux

Mais au lendemain de la reconquête de Wad Madani par l'armée soudanaise, les réseaux sociaux ont été inondés de vidéos montrant des actes violents perpétrés contre des civils. Ces scènes choquantes, qui ont rapidement suscité l'indignation nationale et internationale, illustrent des exécutions attribuées à des individus portant l'uniforme de l'armée soudanaise. L'une de ces vidéos montre des soldats jetant un civil du haut d'un pont, puis l'abattre alors qu'il tombe dans l'eau, tout en le couvrant d'insultes. Dans une autre vidéo, un soldat clame avec ferveur que tel sera le sort réservé à toute personne coopérant avec les Forces de soutien rapide (RSF).

"Short Story", dessin de l'artiste Khalid Al Baih dénonçant les violences commises par l'armée à Gezira. Le dessin est à lire de droite à gauche.

Des violences ciblées contre les “Kanabi”, un groupe marginalisé

Ces actes de violence ciblent un groupe particulier : les résidents des "Kanabi" (un mot qui est issu du pluriel de “Kombo” qui veut dire “Camp” en arabe). Les Kanabi sont des populations principalement originaires de l’ouest (Darfour), du sud du Soudan (Kordofan du Sud) et de l’actuel Soudan du Sud. Depuis les années 1920, ces populations originaires des régions les plus pauvres du pays viennent dans la région de Gezira pour travailler dans l’agriculture (notamment de coton) dans “la Gezira”, le plus grand projet agricole du Soudan, créé par les colons anglais. Si ces populations étaient à l’origine principalement des travailleur-euses saisonnier-es, beaucoup d’entre elles se sont installées définitivement sur place, et sont présentes dans la plupart des villages de l’état de Gezira, constituant une communauté importante dans la région. Les “Kanabi” vivent principalement dans des zones marginalisées, situées au bord des rivières, à l’écart du reste de la population, et sont depuis longtemps la cible de discriminations.

Aujourd’hui, ces communautés sont accusées par certain-es, sans preuves tangibles, d’avoir collaboré avec les Forces de Soutien Rapide (RSF). L'organisation “Avocats d’Urgence”, un groupe local de défense des droits humains, a publié un communiqué dénonçant ces événements comme des exécutions extrajudiciaires motivées par des discriminations ethniques et raciales. L’association affirme que, dans la zone de Kambo Taiba, plus de 13 personnes ont été tuées par des membres de l'armée et des factions alliées. Les témoignages recueillis décrivent des arrestations arbitraires suivies de tortures brutales, ainsi que des massacres de civils sans procès. « Des scènes horribles montrent des civils abattus de sang-froid, et une victime jetée d'un pont avant d'être tuée », rapporte le document. Face à ces atrocités, les comités de résistance de Gezira ont fermement condamné ces violations des droits humains et exigé que les responsables soient traduits en justice.

Les "Kanabi", camps situés en marge des villes et villages dans l'état de Gezira. Source : Sputnik, Ahmed Abd-El Wahab

En réaction aux critiques croissantes, l'armée soudanaise a publié un communiqué affirmant que ces meurtres étaient des "actes individuels" commis sans l'aval de la hiérarchie militaire. Le porte-parole de l'armée a déclaré que les forces armées restaient attachées au respect du droit international dans leur lutte contre les Forces de Soutien Rapide (RSF). Il a ajouté que l'armée s'engageait à enquêter sur ces incidents et à traduire en justice les auteurs de violations contre les civils. Minni Arko Minawi, chef du Mouvement de Libération du Soudan dont les forces combattent aux côtés de l'armée soudanaise, a lui aussi condamné les auteurs de ces actes.

Des appels à la vengeance sur les réseaux sociaux déclenchent une vague de violences au Soudan du Sud

Au fur et à mesure que des preuves de ces violences ont été publiées, des personnalités influentes sur les réseaux sociaux ont commencé à diffuser des messages incendiaires, appelant leurs communautés respectives à riposter. Les réseaux sociaux sont ainsi devenus des viviers de désinformation, avec des hashtags, des vidéos et des messages diffusant des informations erronées et incitant à la haine.

Cette campagne en ligne a entraîné, en guise de représailles une vague de violences de l’autre côté de la frontière, au Soudan du Sud, ciblant cette fois les Soudanais-es du Nord réfugié-es au Soudan du Sud depuis le début de la guerre. Depuis la séparation du Soudan du Sud en 2011, les relations entre les deux peuples sont demeurées tendues, en raison d’un passé historique douloureux lié à la guerre civile qui a duré plus de 30 ans et s’est achevée par la sécession du Soudan du Sud. D’après l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), le Soudan du Sud accueille environ 270 000 réfugié-es soudanais-es du Nord ayant fui le conflit entre l’armée et les RSF depuis avril 2023. Une grande partie d’entre ell-eux s’est établie dans la capitale, Djouba, où ils et elles exercent des activités commerciales et diverses professions. D’autres vivent dans des camps de réfugié-es ou dans différentes villes du pays.

Suite aux appels à la vengeance sur les réseaux sociaux, des commerçant-es soudanais-es du Nord ont été pris pour cible. Des actes de pillage, d’incendie et de destruction de commerces ont eu lieu dans plusieurs villes du pays. On estime que plusieurs dizaines de personnes sont mortes, et des centaines ont été blessé-es. Sur place à Djouba, Al-Mahboub, originaire du Soudan du Nord, témoigne auprès de Sudfa Media : “On s’est réveillés le matin avec des émeutes, on a assisté à des scènes de violence et de pillage, il y a eu des morts des blessés. On reste enfermés dans nos maisons de peur d’être agressés, d’autres se sont réfugiés au poste de police. Là, ça fait trois jours qu’on ne peut pas sortir, tous les magasins sont fermés, et la situation est très tendue.”

Ainsi, les événements de ces derniers jours, qui s'enracinent dans des tensions historiques profondément ancrées, ont polarisé encore davantage les populations du Soudan du Nord et du Sud, mettant en danger les minorités issues de ces deux pays.

Magasins appartenant à des Soudanais du Nord saccagés à Djouba. Source : réseaux sociaux

Un tissu social déchiré par la guerre et la nécessité de réparations

Le basculement est vertigineux. Il y a à peine quelques jours, les manifestations de joie renvoyaient l’image d’une société unie vers un objectif commun, celui de la paix et de la sécurité pour tou-tes les citoyen-nes et la reconstruction du pays, rappelant les souvenirs de la révolution de 2018. Mais les vidéos de violences contre les “Kanabi”, comme une étincelle, ont déclenché un déchaînement de violences. Plus généralement, elles ont créé un climat de peur et de méfiance entre les Soudanais-es, rendant les efforts de réconciliation difficiles. Cet épisode révèle à quel point la guerre entre l’armée et les Forces de Soutien Rapide a fragilisé la société soudanaise en ravivant et créant des tensions communautaires. Elle met ainsi en danger la sécurité de tou-te-s les Soudanais-es, y compris au-delà des frontières du pays.

Achai, une militante des droits de l'homme originaires du Soudan du Sud, interrogée par le média Ayn Networ, analyse que : « Attribuer la responsabilité de la violence à un seul groupe fournit une réponse simple et immédiate, ce qui permet de passer de la douleur à l’action, pour trouver un moyen d'y faire face. Mais lorsque nous simplifions les choses en attribuant la responsabilité à un groupe ethnique ou national entier, nous ne parvenons pas à identifier les causes profondes ».

Même si : « Nous devons avoir une conversation sur nos responsabilités individuelles les uns envers les autres, telles que la reconnaissance de l'humanité de chacun, la lutte contre le racisme sociétal et la reconnaissance des privilèges », elle estime que ce problème ne doit pas être traité sous l’angle de la responsabilité individuelle. Il révèle au contraire la nécessité travailler en profondeur pour reconstruire le lien social et la confiance entre les communautés au Soudan, et réparer des blessures anciennes.

Sara, journaliste et activiste sur les réseaux sociaux, souligne dans une vidéo que la voix de la paix et de la réconciliation est plus difficile à faire entendre que celle qui appelle à la violence : « En tant que personne soudanaise, je sais que c’est très facile d’alimenter la discorde entre nous, parce qu’il y a des divisions profondément enracinées depuis longtemps dans notre société, sur des lignes tribales et raciales, sur lesquelles nous devons travailler. La guerre est parvenue à agrandir les distances entre nous et a créé de nouvelles divisions entre personnes qui viennent de la même tribu, de la même villes, de la même famille. Nous ne pouvons pas attendre que la guerre soit finie pour réparer les choses, nous devons commencer dès maintenant.»

Comme elles, de nombreux-se militant-es soudanais-es pour le respect des droits humains, que ce soit sur le terrain ou dans la diaspora à travers les réseaux sociaux, tentent de lutter contre les discours de haine produits par la guerre et de faire entendre un autre discours, celui de l’unité, de la réparation et de la réconciliation.

Manifestations de joie à Wad Madani suite à la victoire de l'armée. Source : réseaux sociaux

Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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