Au Soudan, la tragédie des disparus de la guerre

26/12/2024 - par Equipe - Actualités au Soudan

Depuis le début du conflit en avril 2023 entre l'armée soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR), le Soudan est plongé dans une crise humanitaire profonde. Le pays connaît aussi une crise plus invisible, celle des disparitions. De nombreuses personnes sont enlevées par les deux armées, ce qui alimente l'angoisse et le désespoir des familles de disparus.

Les disparitions, un fléau grandissant

Avec l’intensification des combats, de nombreuses familles, souvent contraints de fuir dans des conditions extrêmes, perdent le contact avec leurs proches. Des enfants, des femmes et des hommes disparaissent lors de trajets périlleux à travers des zones de conflit ou en quête de nourriture et de médicaments. Depuis avril 2023, des milliers de personnes sont portées disparues, selon les organisations soudanaises de défense des droits humains.

Ikhlas Ahmed, a perdu son fils aîné, Muhammad, six jours après le début des affrontements. Cette mère originaire de Khartoum témoigne pour Sudfa Media :

« Mon fils travaillait comme gardien pour une entreprise située dans la région de Khartoum. Nous étions régulièrement en contact, échangeant plusieurs fois par jour depuis le début des hostilités. Le jeudi 20 avril, il nous a appelés tôt le matin pour nous informer qu'il rentrait à la maison, bien que nous ignorions par quel moyen de transport. Sa venue nous remplissait de joie, malgré la tristesse générale causée par la guerre. Nous espérions ainsi célébrer l'Aïd avec un peu de réconfort, malgré les épreuves.

Cependant, environ trois heures après son départ, nous avons tenté de le joindre, mais son téléphone était éteint. Nous avons d'abord pensé à un problème de batterie ou aux dysfonctionnements des réseaux téléphoniques, qui commençaient déjà à se dégrader. Mais à mesure que le temps passait et que la nuit tombait, l’inquiétude a grandi. La situation devenait de plus en plus anormale.

Pris par l’angoisse, nous nous sommes rendus au commissariat local, mais il n’y avait personne pour nous aider. Nous sommes rentrés, rongés par la peur et le désespoir. J’ai passé une nuit blanche à me demander ce qui avait pu lui arriver. Nous avons ensuite contacté ses collègues, qui nous ont confirmé qu’il avait effectivement quitté son poste le matin même.

Depuis ce jour, nous avons entrepris toutes les démarches possibles pour le retrouver : contacter la Croix-Rouge, publier des appels à l’aide et des photos sur les réseaux sociaux… Mais à ce jour, aucune piste n’a permis de le localiser. »

Ce récit reflète l’expérience de nombreuses familles soudanaises, confrontées à une absence de réponses et à une souffrance psychologique insoutenable.

Montage réalisé sur les réseaux sociaux avec les visages de disparu-e-s. Source : Réseaux sociaux

Un climat de suspicion et de violence ciblée

Le conflit a instauré un climat de suspicion généralisée. De nombreux·ses civil·e·s sont arrêté·e·s ou exécuté·e·s, aussi bien par les Forces de Soutien Rapide que par l’armée soudanaise, sur la base de simples soupçons liés à leur apparence ou à leur présence dans des zones contrôlées par l’armée ennemie. Les défenseurs des droits humains signalent des arrestations arbitraires, des tortures et des exécutions sommaires, parfois motivées par des critères superficiels, comme la longueur des cheveux ou le style vestimentaire.

Sur Facebook, Al-Amin raconte avoir été arrêté avec sa famille par des membres des Forces de Soutien Rapide alors qu’il tentait de quitter l’État de Gezira.

« Ils m’ont demandé de descendre du véhicule et de présenter mes affaires. Ils m’ont alors accusé d’appartenir à l’armée soudanaise. Malgré les supplications de ma mère, j’ai été détenu près de trois mois avant d’être libéré grâce aux efforts acharnés de ma famille. »

De même, Sudfa Média a obtenu le témoignage d’Ahmed Abu Hurairah, militant des Comités de résistance de Khartoum, qui a été arrêté par l’armée soudanaise alors qu’il rejoignait sa famille déplacée à Atbara. Accusé à tort d’appartenir aux FSR, il a passé plus de trois mois en détention sans procès avant d’être libéré grâce à l’insistance de ses proches.

Les abus touchent particulièrement les jeunes et les militants, souvent perçus comme des menaces potentielles. L’Association des avocats du Darfour alerte sur les exécutions et les détentions arbitraires, exacerbées par des discours de haine qui attisent les tensions tribales et politiques.

Les femmes et les enfants, victimes invisibles du conflit

En mai dernier, Amal Hassan, une habitante de la banlieue ouest de Khartoum, Omdurman, a quitté son domicile pour rendre visite à sa mère dans la banlieue nord de Bahri, un trajet ordinaire. Amal n’est jamais rentrée chez elle, laissant derrière elle un mari et trois enfants. Un autre cas similaire est celui de Saba Baloula Mukhtar, une adolescente de 17 ans, dont la disparition a été signalée par sa famille après qu’elle se soit évanouie dans le quartier d’Umbada, à Omdurman, le 18 mai. Depuis, ses proches multiplient les appels à l’aide sur les réseaux sociaux, mais sans succès.

Selon l’organisation SIHA[1], environ 1 000 femmes sont portées disparues, bien que le chiffre réel soit probablement bien plus élevé. La peur de la stigmatisation empêche certaines familles de signaler ces disparitions.

Un rapport publié par SIHA[2] révèle les conditions tragiques auxquelles sont confrontées certaines femmes disparues. Nombre d’entre elles témoignent avoir été contraintes, d’effectuer des tâches domestiques dans des environnements insalubres et dangereux, sous la menace des FSR. Ces récits incluent également des abus sexuels infligés lors de leur enlèvement ou détention.

Le rapport indique également que des femmes et des filles enlevées par les FSR sont parfois détenues dans des zones isolées du Darfour. Les ravisseurs exigent alors des rançons pouvant atteindre jusqu’à 30 millions de livres soudanaises[3] pour leur libération. Certaines victimes auraient été revendues sur des marchés clandestins, ajoutant une dimension encore plus sombre à cette tragédie humaine.

Manifestation de femmes à Nyala (Darfour) le 25/11/2024 pour demander la fin de la guerre et des violences contre les femmes, photo RD. Source : Dabanga

Ce sombre tableau met en lumière la vulnérabilité des femmes dans le contexte du conflit, où elles subissent des violences multiples et silencieuses, souvent passées sous silence dans le chaos ambiant.

Le sort des enfants soudanais est également particulièrement alarmant. Abdul Qadir Al-Amin Abu, secrétaire général du Conseil national pour l’enfance, rapporte qu’environ 8 000 enfants ont été tués, portés disparus ou enlevés depuis le début de la guerre. Beaucoup se retrouvent séparés de leurs familles dans le chaos des fuites, tandis que d'autres seraient capturés par les FSR. Ces chiffres témoignent d’une tragédie qui laisse des familles brisées et une génération marquée à jamais.

Des appels à une mobilisation internationale

La crise des disparitions au Soudan reflète les conséquences désastreuses d’un conflit meurtrier. Entre les violations des droits humains, les déplacements forcés et l’insécurité omniprésente, la population soudanaise endure une souffrance immense. Mais les disparitions représentent une forme de violence invisible, qui place les proches des disparu·e·s dans un état d’angoisse permanente en l’attente de nouvelles.

Face à cette tragédie, le groupe « Mafqoud / MISSING », s’est formé sur Facebook. Ce groupe a été créé suite à la répression sanglante du sit-in d’Al-Qayada en juin 2019, dans lequel l’armée soudanaise et les Forces de Soutien Rapides (qui étaient alors alliées) ont réprimé dans le sang les manifestant·e·s qui occupaient la place du quartier général des forces armées à Khartoum et demandaient le départ des militaires du pouvoir, causant plus de 500 mort·e·s.

Aujourd’hui, ce groupe Facebook est devenu d’une utilité essentielle dans le contexte de la guerre, et rassemble plus de 400 000 personnes. Les membres qui ont perdu des proches signalent les disparitions sur le groupe, le nom de la personne disparue, l’endroit où elle a été vue la dernière fois et publient une photographie de la personne, en laissant un contact, dans l’espoir d’avoir des nouvelles.

En soutien aux mobilisations des familles de victime, les organisations de la société civile – ONG, chambres d’urgences, comités de résistance – appellent à une mobilisation internationale pour exiger la fin des arrestations arbitraires et des exactions, fournir une assistance immédiate aux familles des disparus, et renforcer les efforts de médiation pour mettre fin au conflit.

Manifestante soudanaise montrant la photo de personnes disparues suite à la répression du sit-in d'Al-Qyada, 2019. Source : Réseaux sociaux

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[1] Initiative d’assistance aux femmes de la Corne de l’Afrique

[2] Voir le rapport ici : https://sihanet.org/sudan-women-and-girls-at-ongoing-risk-of-abduction-and-enforced-disappearance/

[3] L’équivalent de 54 000 dollars

Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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