Blue For Sudan : image tirée de la campagne de soutien à la révolution soudanaise lancée sur les réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux sont, pour les jeunes Soudanais, un moyen de partage des connaissances, d’information et de communication avec le monde. Ces réseaux permettent aux jeunes d’ouvrir leur horizon pour apprendre un peu de la situation des pays et sociétés ailleurs dans le monde, d’apprendre sur leurs conditions politiques, économiques, sociales et culturelles. Ils ont échangé et documenté la terrible détérioration de la vie au Soudan, en raison de la corruption généralisée, et de l’échec répété dans tous les domaines.
Formation et organisation politique
La révolution actuelle est le résultat de cet échange de discussions et échange d’expériences et de connaissances qui anime la jeunesse et la société soudanaise plus largement. Les réseaux sociaux, par la diffusion des articles sous forme de « publications de statut », de vidéos, de clips audio, de photos et de caricatures, ont révélé la véritable misère économique et politique au Soudan. C’est par les réseaux sociaux qu’une grande partie de la jeunesse a pris conscience de la nécessité du changement. Les réseaux sociaux sont devenus le lieu pour penser et réfléchir aux moyens et aux tentatives pour changer les choses sur la longue durée.
D’un côté, les réseaux sociaux ont permis la formation politique de la jeunesse soudanaise, en lui donnant les moyens d’organisation et de réflexion pour siffler la dernière heure de l’ancien régime. Malgré plusieurs tentatives, comme celle de 2013, les manifestations n’ont d’ailleurs pas réussi à apporter le changement souhaité. Mais les réseaux sociaux ne servent pas qu’à organiser et filmer les manifestations. Grâce aux eux, les jeunes échangeaient, déjà bien avant, sur les besoins immédiats dans leur quartier ou ville, et s’engageaient dans des réseaux bénévoles. Ils allaient prêter main forte dans les hôpitaux lorsqu’il y avait besoin, fournissaient les médicaments et prenaient en charge des frais de traitement – pour cela, ils faisaient des publications sur les réseaux sociaux en annonçant les maladies et les coûts, en montant des cagnottes en ligne, dans lesquelles les gens pouvaient participer par virement bancaire ou paiement mobile. D’autres ont lancé ce genre d’initiatives dans l’éducation, en contribuant à la fourniture scolaire, en apportant des manuels, ou des repas pour les élèves qui n’en avaient pas. Cette « culture des initiatives » s’est largement répandue au Soudan : elle a permis de pallier à certaines failles des services publics et à l’absence de prise en charge sociale, de trouver des moyens concrets de traiter les problèmes de la communauté. Politiquement, c’était un moyen d’ouvrir des perspectives d’action aux jeunes et de réfléchir au « changement inclusif ».
Documentation et témoignages
Les réseaux sociaux ont aussi grandement contribué à la documentation détaillée des activités du gouvernement, des violations des droits de l’homme, ou encore par exemple de la diffusion des informations sur la corruption et les faux contrats. Cela a apporté des preuves visuelles et concrètes qui ont permis de condamner le gouvernement à la chute, en balayant les dernières miettes de confiance des gens.
Ces informations sont la base d’activité de nombreux collectifs et associations sur place, qui trient, datent et répertorient les vidéos et photos postées sur les réseaux. Les membres des Services de Sécurité, qui agissent en toute impunité, sont ainsi vus, armes et fouets à la main, en train de frapper les personnes, en voiture en train de foncer dans la foule, en train d’arrêter arbitrairement et emmener des manifestants en les jetant dans des pick-up.
Certains outils permettent aussi de retracer les arrestations : une application sur mobile permet par exemple d’envoyer un signal automatique à ses proches – contacts que l’on a choisi avant – lorsque l’on est arrêté. Les proches préviennent aussi des groupes locaux lorsque quelqu’un manque, et cela permet de mettre à jour de manière très régulière le nombre et les identités des personnes arrêtées et tuées.
Dans la révolution de décembre, les réseaux sociaux ont clairement lancé le mouvement. Les manifestations commençaient le 13 décembre dans la ville de Damazin, dans le Nil bleu, et avec les vidéos diffusées et les informations, les jeunes des autres Etats descendaient dans la rue, notamment les élèves de lycée et des universités. Le mouvement s’est répandu ensuite jusqu’à Al-Fashir au Darfour, Atbara au Nord, Gedaref à l’Est.
Un mode de représentation et d’expression plus accessible
Le Rassemblement des Professionnels Soudanais, qui représente actuellement la société civile dans les négociations avec le Conseil Militaire, a initié la première grande manifestation de Khartoum, le 25 décembre. Sur facebook, ils communiquaient les lieux, dates et heures des manifestations, ainsi que les thèmes des différentes marches, par des visuels et des affiches qui ont fait le tour des réseaux. Bien que la majorité des Soudanais ne connaissaient pas le Rassemblement auparavant, ils ont répondu favorablement à ces appels. La suite du mouvement s’est organisée en interaction, entre le Rassemblement qui coordonnait à l’échelle nationale, et les groupes locaux menés par des jeunes de quartier ou d’arrondissement, et qui par leur groupe d’amis et de followers diffusaient les informations et organisaient les manifestations localement.
L’avantage des réseaux sociaux, c’est qu’ils ont permis aux jeunes de dépasser la logique verticale (« la logique du dirigeant suprême ») : les événements étaient organisés collectivement, au niveau de l’action révolutionnaire quotidienne. Les réseaux ont formé des activistes « non traditionnels », qui ont guidé la mobilisation à travers leurs pages facebook, leurs facebooks lives et leurs publications. Certains ont plus de dizaines de milliers de followers, et les pages, via le contenu des publications, les partages et les commentaires, devenaient des plateformes de production et d’échange d’idées.
Caricature d'Omar Al-Bashir sur le drapeau soudanais / Vu sur les réseaux sociaux.
Certaines personnes quasi-anonymes au départ, et par exemple qui lancent des slogans en manifestation, ou qui déplorent dans une prise de parole filmée la perte d’un proche dans les manifestations, ou encore qui récitent des poèmes révolutionnaires, deviennent des figures du mouvement. Ce sont des modes de représentation des révoltés et d’expression des revendications, qui dépassent largement les discours, communiqués de presse, et autres moyens traditionnels de représentation et expression politique. Les personnes s'expriment sur divers sujets, et la vidéo est partagée par les internautes, devient une inspiration pour d'autres. Les vidéos live tournées sur la place d’Al-Qyada ou dans les manifestations, dont certaines durent plusieurs heures, permettent de suivre seconde par seconde la situation sur place.
Certaines photos deviennent des symboles des revendications, comme les photos des enfants bénévoles aux entrées d’Al-Qyada pour fouiller les personnes qui entrent, la photo de ces quatre femmes qui montrent par leurs codes vestimentaires quatre appartenances religieuses différentes et discutent tranquillement ensemble, les photos de militaires qui dansent et chantent avec les manifestants, et toutes les photos où une personne tient un panneau avec une phrase ou un slogan écrit, dont certains sont très inventifs, et souvent repris par la suite… Les réseaux sociaux permettent de donner plus de visibilité aux personnes qui participent au mouvement au niveau local et anonyme.
Les pages satiriques (dont la page de "Besha le danseur" est une fausse page d’Omar Al-Bachir), mais aussi les vidéos satiriques de youtubeurs plus connus, les dessins-caricatures, sont des armes efficaces, qui entretiennent le rapport entre révolution et humour. Depuis le début du mouvement, les réseaux ont vu fleurir des vidéos de chanteurs anonymes ou connus face caméra, ou des simples voix avec quelques percussions, des jeunes avec une guitare ou des plus âgés avec un oud, dont beaucoup de chansons drôles, qui moquent Al-Bashir, et d’autres plus émouvantes, qui rendent hommage aux morts et ont des messages patriotiques forts.
Certaines personnes et pages se sont consacrées sur place à la diffusion des informations en d’autres langues, notamment en anglais, en faisant des facebook lives en anglais,et en traduisant les dernières informations. Avec l’objectif de donner plus de visibilité aux événements aux étrangers et à une partie de la diaspora. Les réseaux sociaux ont tenté de compenser la diffusion faible voire inexistante du mouvement sur les médias locaux et internationaux.
Faute de tribunaux compétents, les réseaux répertoriaient et surveillaient les violations commises par les services de sécurité, et échangeaient des informations sur l’identité des membres des services impliqués. La page de Monbrishat était spécialisée dans leur identification, et a permis d’intimider et localiser ces personnes, qui ont dû se cacher et éviter d’être reconnus. Dans certains quartiers, leur maison et leur pick-up banalisé ont été marqués du nom « kizan » (collabo, membre du service de sécurité et allié du gouvernement en place) ou du slogan "tesgut bes" (dégage, c'est tout). Leurs photos circulaient avec les détails des exactions commises, leur nom et âge. C’était là une forme d’auto-défense concrète de la part des militants et manifestants.
A cause de toutes ces utilisations, le gouvernement a bloqué certains réseaux sociaux et a coupé la connexion dans certains endroits, mais les révolutionnaires se sont tournés vers le VPN, un tunnel sécurisé qui permet de contourner la censure en choisissant de se connecter à des réseaux Internet hors du Soudan – et donc non-soumis au blocage des sites et filtrage des informations.
Les réseaux sociaux sont donc vecteurs d’éducation politique, d’organisation locale, et de transition révolutionnaire vers des espaces de démocratie et de justice. C’est le slogan « liberté, paix, justice » que la révolution espère réaliser. La tâche de la transition démocratique est une tâche difficile, mais les réseaux sociaux peuvent y jouer un rôle majeur. En attendant, ils permettront de faire pression et d’entretenir la rage, jusqu’à atteindre les objectifs de la révolution.