Le Soudan est un pays de 45 millions de personnes. Le fait que le Soudan soit détruit par des brutes et des monstres est choquant et déconcertant. Mon pays fait face aux pires violations des droits humains et du droit humanitaire au monde, pourtant il demeure l’un des plus négligés.
Le monde n’a même pas essayé de comprendre ce qu’il s’y passe. Nous ne traversons pas une guerre civile au Soudan – nous vivons une guerre par procuration. Des acteurs utilisent nos corps pour servir leurs propres intérêts. Il est terrifiant que cela puisse se passer si facilement, que des civil·es puissent être tué·es et brutalisé·es sans conséquences.
Cette campagne de violence au Soudan n’est pas arrivée de nulle part. Ce sont des années et des années d’impunité, durant lesquelles des criminels ont été autorisés à perpétuer cette violence. Pendant presque deux décennies, le Darfour a été l’épicentre d’une violence génocidaire : la milice Janjaweed soutenue par le gouvernement y a terrorisé des communautés, ciblant spécifiquement les populations non-arabes par des tueries de masse, des violences sexuelles et des déplacements de population. Les femmes du Darfour étaient en première ligne de la résistance, en s’élevant contre l’oppression systémique du régime. Nous, femmes et hommes soudanais·es, avons réussi à faire tomber Béshir, le précédent dictateur, mais les risques étaient immenses.
Femmes soudanaises dans les manifestations contre le coup d'Etat militaire, 2022. Photo : Ebrahim Nugdallah.
Le soutien de la communauté internationale envers notre transition démocratique était presque inexistant, nous laissant affronter seul·es ce qui allait arriver ensuite. Malgré une longue histoire de crimes impunis, les coupables du génocide du Darfour – spécifiquement les Janjaweed, rebaptisés par Béshir « Forces de Soutien Rapides » (RSF) – se sont installés aux premières loges de la transition gouvernementale du Soudan. Durant cette transition, la violence n’a pas cessé au Darfour et dans beaucoup d’autres régions du Soudan.
En tant que femmes, nous avons maintes fois alerté sur l’instabilité de la situation, sur le fait que les dirigeants qui ont commis un nettoyage ethnique, qui ont violé et réduit en esclavage des femmes au Darfour, constituent les mêmes forces qui ont aujourd’hui étendu le conflit du Darfour au pays entier.
Selon l’Organisme Mondial de la Santé (OMS), quatre millions de femmes soudanaises sont actuellement exposées au risque de subir des violences sexuelles. Mes collègues et moi vivons un cauchemar. Vous ne pourriez pas croire pas les histoires que nous avons documentées : des enfants jeunes de sept mois ont été violées. Des femmes âgées de plus de soixante-dix ans ont été agressées sexuellement. La manière dont les corps des femmes sont utilisés dans cette guerre est inimaginable – pas seulement comme stratégie, mais comme un outil délibéré de destruction de communautés, pour chasser les personnes de leurs foyers, pour instaurer la terreur. Ce n’est pas seulement un effet secondaire de la guerre ; c’est une méthode intentionnelle de contrôle.
Nos corps sont utilisés comme outils.
La situation est si désespérée que des familles sans accès à la nourriture sont forcées de livrer leurs petites filles pour survivre. Les bombardements, la terreur – ça ne s’arrête jamais. Actuellement, environ douze millions de personnes ont été chassées de leurs maisons. Et pourtant, le Soudan demeure la crise qui reçoit le moins de soutien international au monde.
L’un des éléments les plus choquant de cette crise est l’absence totale de soutien sur la santé reproductive. On nous a informé qu’il manque à l’UNFPA, l’agence des Nations Unies pour la santé sexuelle et reproductive, 70% des financement dont elle aurait besoin pour le Soudan. C’est-à-dire qu’il n’y a presque rien pour nous. Nous en sommes réduites à faire des appels à dons au sein de notre propre communauté pour acheter de simples antibiotiques pour les survivantes de violences sexuelles. Mes collègues sur le terrain me disent : « Nous n'avons rien à donner aux survivantes ».
Le défi de protéger les civil·es est insurmontable. Avec sept millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, la plupart sont accueillies par les communautés locales. Les gens prennent refuge dans les écoles, dans les espaces publics. Une collègue a récemment partagé le fait que 70% des survivantes de violence sexuelle qu’elle soigne sont atteintes de syphilis et autres infections sexuellement transmises. Voici l’échelle du cauchemar que nous vivons. Et pourtant, la crise au Soudan n’est pas prise au sérieux. Elle n’est pas communiquée au monde avec l’urgence qu’elle nécessite.
Famille fuyant l'est de Gezira suite aux massacres par les RSF fin Octobre (Photo : PD / Source : Dabanga)
Depuis le jour du 21 octobre, un nouveau cycle d’atrocités s’est produit dans l’État de Gezira, au Soudan central. Des infirmières ont été enlevées par les RSF dans des lieux inconnus ; les RSF ont massacré plus de 1000 civil·es, parmi eux des enfants et des femmes, des personnes porteuses de handicap, des personnes âgées. Dans de nombreux cas, il a été reporté que les femmes qui avaient été exposées à une brutalité terrible se sont suicidées après avoir subi de la torture ou des viols en réunion. Il y a eu aussi des récits de jeunes femmes qui se suicidaient parce qu’elles avaient peur d’être violées par des membres des milices armées.
Le gouvernement américain a pris certaines mesures, y compris des sanctions, et nous en sommes reconnaissant·es. Mais ce n’est pas assez. Nous avons besoin de beaucoup plus pour faire cesser ce bain de sang. Il est impensable qu'il soit permis à ce niveau de brutalité et de souffrance de continuer, d'être ignoré par le monde, à peine mentionné dans les médias internationaux.
Le Soudan est un pays où le corps des femmes est devenu le champ de bataille. Cette crise est un rappel de l’impunité avec laquelle les auteurs de violence sexuelle opèrent, et le silence qui fait face à la souffrance de millions de femmes. Nous ne pouvons pas nous permettre de garder cela invisible plus longtemps. Le monde doit agir – pas avec des mots, mais avec de vraies actions.
Hala Al-Karib.
Traduction : Équipe de Sudfa Media.
Lien vers l'article original (ENGLISH) : https://www.moretoherstory.org/opinion/our-bodies-are-not-weapons-of-war
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SIHA Network a publié un rapport qui souligne les circonstances terribles auxquelles font face les femmes et les filles soudanaises, au milieu de la guerre et de la crise humanitaire au Soudan. Le rapport se concentre sur l’utilisation délibérée des violences sexuelles liées aux conflits (CRSV) dans l’Etat de Gezira. La violence sexuelle fait partie d’une série d’atrocités plus larges qui sont en train d’être commises dans cet État : tueries, pillages, torture, disparitions forcées, travail forcé, mariages forcés.
Le rapport montre que les RSF ont systématiquement utilisé les violences sexuelles comme stratégie de guerre depuis le début du conflit au Darfour en 2003.Après que les RSF ont été réintégrées à l’armée officielle, durant la révolution soudanaise où les femmes étaient en première ligne des contestations, les RSF ont utilisé les violences sexuelles comme un outil de répression et de soumission des manifestant·e·s durant l’opération de dispersion du sit-in devant les quartiers généraux de l’armée en 2019 (un épisode sanglant connu sous le nom du « Massacre d’Al Qyada »). La milice a à nouveau utilisé les violences sexuelles contre des activistes durant les manifestations d’octobre 2021 contre le coup d’État militaire d’Al-Burhan. Malgré une documentation importante de ces atrocités dans la guerre au Soudan par des organisations de défense des droits humains comme Amnesty International et Human Rights Watch, ce qui se passe dans l’État de Gezira n’a pas reçu l’attention médiatique et politique nécessaire, spécifiquement en ce qui concerne les crimes de violence sexuelles liée au conflit. Ce manque de visibilité est en partie lié aux restrictions sociales et à la terreur exercée par les RSF dans la région, à la présence limitée de groupes de veille aux droits humains, et aux coupures d’internet (elles aussi utilisées comme arme de guerre) qui perturbent les communications et placent les populations locales dans l’isolement.
Vous pouvez trouver le rapport intégral de SIHA Network ici : https://www.un.org/sexualviolenceinconflict/wp-content/uploads/2024/07/Research-Report-on-CRSV-in-Gezira-State.pdf