Je me souviens très bien que, influencés par la révolution linguistique qui a suivi la révolution égyptienne du 25 janvier, nous avons, dans la foulée de notre révolution, lancé une autre petite révolution, pour obtenir un droit extrêmement simple : celui d’écrire dans notre langue, celle qui est parlée quotidiennement, celle que l’on appelle le « dialecte » soudanais. Si l’on remonte aux toutes premières publications en ligne depuis le début du soulèvement, on trouvera que la plupart des contenus sont écrits en langue classique, avec toutes les erreurs de grammaire, d’orthographe et de syntaxe que l’on peut imaginer, avec tous ces sentiments de culpabilité et de dégoût de soi, sentiments propres à celui qui écrit dans une langue, et qui sait que, malgré tous ses efforts et malgré tout ce que cela lui coûte, ne pourra s’exprimer réellement dans cette langue, ni parler vraiment de lui.
Il va sans dire que ce n’est pas la langue classique en elle-même qui n’est pas adaptée à l’expression de la raison, de l’individu et de la liberté ; le problème n’est en effet pas dans la langue mais peut-être dans les sociétés où elle est présente. Ces sociétés se sont habituées à une schizophrénie linguistique chronique, entre d’une part la langue employée dans tous les espaces échappant au contrôle de l’Etat et hors de la société officielle, une langue dans laquelle on peut être soi, et d’autre part la langue des déclarations de coups d’Etat successifs, celle des discours des dirigeants dictatoriaux, le langage de la rhétorique religieuse morbide et meurtrière, une langue dans laquelle personne ne peut s’exprimer contre le pouvoir.
Le docteur Louis Abdu a été l’un des premiers défenseurs de l’écriture de la « langue parlée » (celle qui n’accéde pas même au rang de langue écrite, de langue tout court, puisqu’on dit que c’est un dialecte !), et il a lui-même montré l’exemple dans son livre « Journal d’un étudiant ». Je me souviens d’une des remarques, dans le livre « Révolution et Littérature », sur la langue des dialogues dans les romans et pièces de théâtre égyptiennes : il défendait l’écriture de ses dialogues en langue « dialectale », en disant, « si l’on écrit ces dialogues en langue classique, alors on ajoute à ceux-ci un poids de noblesse et de hauteur, et on perd tout sens de réalisme ».
Cette « noblesse » et cette « hauteur » dont parle Louis Abdu domine, selon moi, l’esprit de toute personne qui parle la langue classique, qui se trouvera en effet toujours contrainte par le mode de pensée qui y est lié, et sera obligée de reproduire les codes des discours formels et traditionnels. Son principal souci ne sera alors plus de faire entendre sa propre voix à travers la langue, mais de se faire l’écho le plus ressemblant possible du modèle classique de l’éloquence, et de reproduire ce qu’elle est habituée à entendre.
Avec l’inflation de la polémique autour de la suppression des lois dites de « l’ordre public » et de la suppression de la « police des mœurs » (que le régime répressif avait instaurés au Soudan ; ces dispositifs sanctionnent notamment les vêtements des femmes et ont vocation à restreindre la présence des femmes dans l’espace public), la chaîne BBC (en arabe) a mené une enquête dans les rues du pays pour sonder le point de vue de la population sur ces modifications.
J’ai d’emblée remarqué que ceux qui soutenaient l’abrogation de la loi dite de « l’ordre public » s’exprimaient tous en langue dialectale, alors que la plupart des partisans de son maintien s’exprimaient en langue classique ; parmi ces derniers, on trouve d’ailleurs un certain nombre de femmes. L’une d’entre elles justifiait son soutien à la loi par le fait que celle-ci la protégerait de la « dégradation des mœurs » et garantirait son respect dans la société. Cependant il est intéressant de remarquer que lorsqu’elle parlait cette langue châtiée et austère, c’est un orateur qui parlait en elle ; elle ne s’exprimait pas elle-même, au contraire c’est comme si elle répétait simplement l’écho de la voix austère, la voix noble et haute, cette voix en langue classique.
La langue classique est liée au pouvoir, en particulier au Soudan, où des générations entières ont grandi avec le pouvoir absolu de la voix « classique » qui contrôlait tous les espaces officiels et surtout les espaces de l’information audiovisuelle. De nombreux Soudanais ont pris conscience que si l’un d’entre eux entrait dans les espaces de l’information traditionnels et contrôlés, il se trouverait obligé de ressasser le même discours strictement codifié en langue classique, qui le pousse à s’exprimer dans la satisfaction et l’approbation de l’autorité. Comme on l'a vu, cette langue classique est aussi utilisée et manipulée par ceux qui défendent un conservatisme politique et religieux.
Ainsi, si un de ces médias se hasardait un jour à faire une enquête sur l’arrêt du tabac, en interrogeant des adeptes du bar à chicha, ils ne trouveront sans doute pas parmi eux une seule voix pour défendre le tabac ! Car ceux-ci se lanceraient, peut-être inconsciemment, dans une course effrénée pour plaire au pouvoir – le pouvoir de celui qui les interroge – et ils répondront aux questions non seulement dans la langue qu’on leur a apprise à parler lorsqu’ils sont interrogés, mais selon les réponses qui sont attendues.
Il n’est donc pas surprenant que ce soit le slogan « tesgut bes » [tombe, ou dégage / c’est tout], dans le vocabulaire dialectal et le syntaxe de la langue populaire et avec la simplicité de la prononciation locale, qui ait eu le plus de succès et le plus d’influence dans les rues soudanaises, bien plus que les dizaines d’autres slogans dans la langue classique et austère, qui ne dépassèrent pas les petits cercles des étudiants et des érudits.
Il n'est pas surprenant que la classe politique ait alors été obligée non seulement d’abandonner leur langue classique, noble et méprisante pour s’adresser au peuple et parler aux jeunes, dans leur propre langue, en langue dialectale, en langue vernaculaire, cette langue qui n’avait jusqu’alors pas sa place dans les espaces officiels, cette langue par laquelle les Soudanais sont pourtant redevenus eux-mêmes, sans peur et sans honte.
Le slogan "tesgut bes" en image. / Par le dessinateur Emad Hajjaj, Al-Araby, 04/11/2019.
Le jour de l’accord entre les militaires et les civils, le président du Conseil Militaire Abdel Fattah Al-Burhan s’est adressé au peuple dans une langue simple, celle qui était connue de tous. De même aussi les annonces et les bilans de l’Association des Professionnels Soudanais et des comités de quartier étaient rédigés dans une langue très simple et claire, compréhensible par ceux qui n’avaient pas forcément de références à la politique. C'est une chose tout à fait nouvelle que cette langue soit utilisée pour rédiger des articles, des communiqués et des discours, et il semble que les réseaux sociaux y soient pour beaucoup.
L’utilisation majoritaire de la langue dialectale dans les débats a permis d’ouvrir le champ du politique à ceux qui en étaient exclus, un champ qui était réservé à ceux qui maîtrisaient le vocabulaire classique et la prononciation parfaite, ceux qui avaient fait de longues études ou qui venaient de familles presque exclusivement arabes. Des figures comme celle de Desis Man, et les slogans et chansons de la révolution, ont revalorisé le rôle et la place de la langue dialectale, celle que l’on appelait « la langue de la rue ». Il devenait enfin possible de « faire de la politique en dialecte ».
Par l’utilisation de cette langue, les Soudanais ont senti que la révolution leur appartenait, qu’elle était la leur ; car cette révolution populaire, ils la comprenaient, et ne se sentaient pas inférieurs à elle. Ce qui est vrai pour la politique est vrai pour d'autres choses : depuis que les séries et les films sont doublés en langue dialectale et non plus en langue classique, leur succès a explosé. Les personnages devenaient réels en parlant la langue des gens ; la politique, elle aussi, est devenue plus réelle lorsqu’elle était parlée dans la langue des gens.
Titre original (en arabe) : « La langue de la révolution, sincère et simple ».
Note de traduction : « la langue classique » est une expression consacrée pour traduire le terme « fusha », souvent opposé au dialectal « amiya ». Ahmed El-Sherif aborde ici la question de l’écriture de l’arabe dit « dialectal », une question sujette à de nombreux débats dans tous les pays arabophones et l'aspect politique qu'il aborde permet de bien en voir les enjeux.