"Karma" : Mes mots perdus

16/10/2019 - par Equipe - Culture

"Pour recommencer ma vie cette fois-ci, je devais enlever la poussière de mes affaires et mes rêves et ajouter cette étincelle que je voyais partout sauf chez moi". Entretien.

Affiche du salon international du livre au Caire, édition 2020. C'est le salon principal du monde arabe qui diffuse la littérature soudanaise, dont le roman de "Karma".

Bonjour Karma ! Alors, on voulait d'abord te proposer de te présenter, que tu parles un peu de ton parcours et de ton arrivée en France. 

K : D'abord, je dirais que je suis une personne très sociable, et j’absorbe tout ce que je vis et j’entends. En arrivant en France, je me suis sentie très à l’aise avec la nouvelle culture, les personnes que je rencontrais. Je ne suis ici que depuis un an, mais j’ai l'impression d'avoir absorbé beaucoup d'éléments de mon nouvel environnement. J’étais très étonnée par la liberté avec laquelle se comportent et parlent les femmes ici. Quand je suis arrivée, j’ai pensé qu’en réalité je vivais déjà comme la plupart d’entre elles, mais dans un pays où ce n’est pas bien vu. Ce que je cherchais, c’était de pouvoir dire et écrire ce que je voulais, d’être qui je voulais, de réaliser des choses et être acceptée pour qui j'étais vraiment.  

J’ai écrit un roman au Soudan, mais je n’ai jamais pu le faire publier. Je l’ai fait publier en Egypte. Il a circulé dans les librairies et même au salon du livre. Avec ce livre, j’ai rencontré beaucoup de problèmes : certaines personnes disaient, tu es une femme, tu dois rester polie, tu ne dois pas parler de sexe, des hommes et des femmes, tu ne dois pas penser comme ça, c’est interdit. J’ai eu des problèmes avec le gouvernement, avec ma famille, avec des groupes, et finalement j’ai arrêté d’écrire. Alors je suis venue ici, et la première chose que j’ai faite, c’est de reprendre l’écriture. Karma c'est un pseudonyme que j'ai choisi pour continuer à écrire et publier en France, hors du radar des services de sécurité soudanais et de certains groupes de la communauté. 

Pour le moment, j’écris un peu là où j’habite, et au centre social; des phrases me viennent dans la rue, j’écris aussi dans les cafés.

J’ai vu que tu avais publié un petit roman en langue française il y a quelques mois, qui s’appelle La passion. C’est un roman d’amour entre deux personnages en France ; tu peux nous raconter comment t’est venu cette idée, et comment tu l'as écrit? 

K : J’ai commencé ce livre cette année, après mon arrivée en France. Je pense que ce n’est pas juste un livre, c’était comme mon ami. Il m’a accompagné, il m’a donné des idées et des conseils, il était toujours dans ma tête et à mes côtés, il me disait « tu peux compter sur moi ». Cela m’a poussée à continuer. Je voulais écrire un livre en français et qui se passe en France. 

Le plus grand problème, c’est que je voulais publier ce roman en français et que je ne parle pas encore bien français. Alors j’ai utilisé différents outils numériques, dont Google Translate, que j’ai utilisé pour le mot-à-mot, et j’ai fait relire mes tentatives de traduction par une amie tchadienne, des professeurs, des personnes du Centre Social de mon quartier. C’est une traduction collective. Dans mon dernier livre, on m'a dit qu'il y avait des problèmes de traduction, et que certains passages ne sont pas très compréhensibles, mais j’espère y retravailler. Ma meilleure amie, qui habite à Dubaï, m’a aussi beaucoup aidée, et je remercie tout le monde d’avoir cru en moi tout du long ! Ensuite, j’ai pu trouver le contact de la maison d’éditions grâce à une association à Lyon.

Couverture du roman en langue francaise "La Passion" aux éditions Baudelaire.

Tu dédies ce livre «  Aux Kandakat, aux révolutionnaires de mon pays qui cherchent la liberté, la paix et la justice, qui ont confronté l’arrestation, le viol et la mort. Sans vous ce n’était pas cette passion »*. 

K : Les femmes soudanaises me donnent la force. Ce qu’elles ont fait récemment, et moi j'ai suivi ça par les photos, les vidéos et les publications des réseaux sociaux, c’est incroyable. Elles me donnent la « passion », elles m’ont donné le sens de l’écriture, de savoir pourquoi j’écrivais. Mon message, c’est : si tu as l’impression de mourir, tu dois te réveiller et continuer. Il ne faut pas désespérer et il ne faut pas laisser tomber. C’est cela le message de mon livre. Dans la littérature soudanaise, l’image des femmes est globalement une image très traditionnelle, et moi je ne voulais pas cela.

Je n’ai eu aucun soutien au Soudan, mais j’encourage toutes les femmes à être fortes, libres, indépendantes, et bien sûr il y a des personnes à qui cela n’a pas plu. Ils n’accepteront pas mes personnages. C’est pourquoi j’ai décidé que je voulais continuer sous le nom de « Karma », et sortir un peu de ces cercles. Etre une auteure anonyme qui écrit en français.

Pourquoi tu as choisi le nom de « Karma » ?

K : Pour moi, quand j’ai entendu parler de la philosophie indienne autour du karma, je trouvais ça très intéressant. J’espérerais que le karma marche : que les gens qui font du mal soient punis et les gens qui font du bien soient rétribués. Certains y croient, d’autres non. En tout cas, j’aimais bien ce nom.

En tant qu’écrivaine, est-ce que des livres en particulier t’ont inspirée ou donné envie d’écrire ?

J’ai lu des romans étrangers, comme ceux de Victor Hugo, qui ont été traduits en arabe. J’ai été impressionnée. J’aime beaucoup les écrivains égyptiens aussi, comme Hassan Abdelkutub, aussi l’écrivaine turque Elif Shafak, le Soudanais Abdelaziz Barakasakin, et Emad Baraka. Hammour Zyada qui a écrit un beau roman, « Aux pieds de la montagne », que j’aime beaucoup. Bien sûr Tayeb Salih, qui est le père de la littérature soudanaise.

Et des écrivaines soudanaises, des femmes ? 

Souvent, la question qui revient dans mon esprit est : "pourquoi n'y a-t-il pas d'écrivaines soudanaises? pourquoi les femmes soudanaises n'écrivent pas plus?". C'est la question principale. Mais il y a quelques écrivaines soudanaises dont j'ai entendu parler. C'est rare, mais il y en a ! 

Oui, il y en a une qui s’appelle Sarra Rahma, qui habite encore là-bas, Maryam Khamiss aussi qui a écrit un roman sur les janjawids, Rania Mamoun, et d’autres plus ou moins anonymes. Il me semble qu'il y en a aussi qui écrivent en anglais, comme Leila Aboulela. 

Oui ! Elles ne sont pas connues parce qu’elles ne sont pas mises en avant. Leurs livres sont interdits de toute façon.

Comment et quand as-tu commencé à écrire ?

J’ai commencé à écrire à l’âge de dix-huit ans, mais ma famille l’a découvert, a déchiré tout ce que j’avais écrit. C’était surtout de la poésie, et c’était à l’opposé de notre culture. Mais je n’ai pas arrêté. J’ai écrit sur une page facebook, j’ai été insultée, menacée, finalement j’ai fermé la page. Puis j'ai écrit des petits sketchs et des histoires pour différents groupes, j'ai rencontré des personnes du milieu intellectuel qui m'ont donné de l'assurance. J'ai recommencé à écrire, et les personnes qui étaient là au début avec moi ont laissé des traces importantes dans ma vie. J’ai commencé à publier, j’ai eu des problèmes ; depuis que je suis en France, j’ai un peu de répit. J’ai peur actuellement de me faire connaître, de me montrer, parce que j’ai peur des représailles. C’est mieux pour moi de rester discrète.

Pour moi, les livres ont toujours été un refuge pour l’imagination. J’aime le suspense, et beaucoup de personnes pensent que la vie est finie, fermée, que certains choix ne sont plus possibles. Parfois les gens abandonnent facilement, ils ont perdu toute foi dans la résistance. Il faut résister contre ce sentiment de découragement. Ce sera toujours plus ou moins difficile, plus ou moins injuste, mais il faut faire comme mon personnage Sophie devant son miroir, et se demander : qu’est-ce qu’on peut utiliser pour continuer ? Après, Sophie essaie de penser que son corps sera un outil pour réussir, mais ensuite elle voit que ça ne l'aide pas vraiment. Ce sont nos esprits qui vont nous aider, pas nos corps !

Dans mon livre, le personnage se demande comment elle va « recommencer » sa vie. Moi aussi j’ai la passion, celle de continuer, d’enjamber les problèmes et de relever la tête. Je veux écrire, je veux publier. Je répète cela en face de ceux qui ont essayé de me décourager. La passion pour moi ce n’est pas juste l’amour. L’amour, je n’y crois pas, et cela ne nous mènera pas très loin. Mais la passion, c’est une grande force qui fait que les personnes, les gens, se lèvent. C'est pour ça que j'ai appelé le livre "La passion". 

Pour le moment, je ne pense pas que je vais publier des livres en arabe. Les réactions que j'ai reçues étaient majoritairement agressives et cela m’a beaucoup blessée. Mon premier livre avait fait un scandale incroyable. Mais moi aussi j’ai décidé de recommencer ma vie, d'aller de l’avant, dans une nouvelle langue. C'était facile de se décourager et d'abandonner, mais j'ai choisi de me relever.  

Quels sont tes prochains projets? 

K : Je veux travailler sur des personnages féminins forts, qui vont contre les règlements, les lois, les gouvernements, toutes les choses qui empêchent les femmes d’être qui elles sont. Je travaille actuellement sur un recueil de quatre nouvelles, qui parle de tout ce qui est défendu pour les femmes. Dans chaque nouvelle, les femmes veulent vivre ou prendre quelque chose qui leur est interdit – soit par la communauté, le gouvernement, les lois. J’aimerais écrire une de ces histoires sur une femme au Soudan, et qui s’inspirerait un peu de ma vie. Je me dis souvent que ce que j’ai vécu ressemble à un roman, tellement cela me paraît incroyable.

Les barrières viennent du gouvernement, mais aussi de groupes et d’individus qui entourent les femmes soudanaises. Le problème vient aussi de la manière dont se comportent les forces de police, du harcèlement quotidien de la part de certaines personnes, qui forment un contrôle social très fort sur les corps des femmes et sur leurs vies. Ma forme d’expression sur ce sujet, c’est l’écriture. Ma tête est remplie d’histoires, et avant d’arriver ici, je les avais toutes dans la tête, sans les écrire. Maintenant je ne rêve que d’écrire tout le temps. Pour moi, nous sommes des esclaves dans notre tête, avec les barrières et les attaches qu'on nous met dans la tête. 

Il y a des passages assez audacieux dans le livre, qui pourraient être taxés au Soudan de « grossiers » ou « immoraux », d’atteinte aux mœurs ; d’où te vient le courage d’écrire tout cela ?

K : Ces dernières années, j’ai entendu ce genre de choses à répétition par rapport à ce que j’écrivais. Je veux pouvoir utiliser ces mots, même s'ils sont théoriquement interdits, et je veux pouvoir parler de sexe, de violence, d'insultes, parce qu'ils opposent l'image que la société renvoie sur les femmes. J'ai soif de la liberté, comme beaucoup de femmes. 

Mais l'écriture pour moi, c'est le sens de la vie, c'est le moyen par lequel je peux dire clairement tout ce que je pense, et c'est un moyen de résistance. C'est puissant : chacun imagine le monde qui est en lui, le monde qu’il aime et où il se sent à l’aise. Je ne veux pas donner tous les détails quand j'écris, parce qu'il faut que chacun puisse aussi imaginer, ajouter des choses. Je dis dans mon roman : « L’art est la vie pour ceux qui n’ont pas de vie. La vie que vous voulez voir et la réalité que vous souhaitez vivre ! Ce qui est impossible en réalité peut être possible et accessible ».

Ce qui dérange les gens, en fait, c’est d’une part que les livres parlent de relations et d’amour, mais surtout que c’est une femme qui en parle. Mais je dirais que ce sont des difficultés que nous avons tous en tant qu’auteurs au Soudan, aussi dans les pays arabes. Il faut que les choses changent. 

La liberté est un des sujets que je trouve les plus importants. Je veux écrire sur la liberté et sur l’endurance, la ténacité qu’il faut pour défendre ses libertés. La liberté pour le peuple soudanais, c’était une idée difficile à mettre en œuvre pendant trente ans de dictature, et avec les personnes qui nous gouvernent. Malheureusement, la privation ne touchait pas seulement la nourriture ou la boisson, mais aussi l’expression, l’écriture, la société entière. Notre pays a traversé toutes sortes d’épreuves vraiment difficiles.

Quels sont tes espoirs aujourd’hui pour le Soudan ?

K : La révolution était une chose incroyable, qui nous a donné à tous de la force. La priorité maintenant, c’est le Darfour, et il faut que cette question soit mise sur la table immédiatement par le nouveau gouvernement. Pour moi, je jugerai les avancées et les résultats de ce gouvernement par rapport à la situation au Darfour. C’est le sujet qu’il faut traiter en priorité. Ce que je souhaite au Soudan, c'est simple : liberté, paix, et justice, pour tout le monde. J'ai confiance dans les nouvelles générations pour poursuivre ces idées. 

Je pense aussi aux martyrs. Il faut que leur sang n’ait pas été versé pour rien. Je pense que pour le moment, rien n’est assuré. La voie n’est pas encore très claire. Mais nous attendons de voir. On a vu la force, la patience, la résistance des personnes, et j’espère voir une société plus ouverte, qui accepte la liberté d’expression des femmes. Mais concernant la publication, la censure n'est pas levée. 

D’ailleurs à cause de la censure les livres sont majoritairement publiés dans d’autres pays, comme en Egypte...

K : Oui, c’est vrai qu’actuellement au Soudan, c’est compliqué. En plus la plupart des auteurs, hommes ou femmes d'ailleurs, ont peur de ce que va dire la communauté, les menaces et intimidations qu’ils ou elles peuvent rencontrer. Il faut beaucoup de courage. Il faut être prête à se battre et voir se retourner la société contre nous. Mais la force, elle vient de nous-mêmes : il ne faut pas attendre que d’autres viennent nous défendre. C’est en prenant la parole face à tout le monde que l’on se fera entendre un jour. J'ai écrit dans mon roman : « si tu veux quelque chose de la vie, il faut le prendre (...) La vie commence quand vous pensez qu’elle est finie […] vous n’aviez pas pensé qu’elle s’ouvrirait, et ne pensiez pas à l’approcher ! N’entrez pas par une porte devant laquelle vous êtes restée longtemps, et où vous avez frappé sans réponse. Aussi, ne restez pas à la porte de l’attente ».

Tu as écrit un livre avec des personnages en France, mais tu penses écrire sur des personnages soudanais aussi ?

J’ai écrit un roman en arabe, qui parle de beaucoup de sujets relatifs au Soudan ; je ne peux pas en dire le nom parce qu’il y a mon nom d’origine dessus et je ne veux pas que mon nom soit diffusé. Tous mes problèmes viennent de ce livre. En fait, maintenant, je rêve de pouvoir prendre plein d’éléments, de plusieurs cultures et de milieux différents, pour en faire un livre qui viendrait des différentes choses que je rencontre et que j’aime. Je me pose aussi des questions, sur mon départ, sur les lieux que j'ai traversé. Je me demande souvent, comme mes personnages, « est-ce que nous nous assurons toujours que nous sommes là où nous devrions être ? Et que cette chaise sur laquelle nous nous asseyons maintenant, c’est là où notre rêve s’arrête ? »*. 

* toutes les citations viennent du livre. 

Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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