Une histoire de drapeaux

07/05/2019 - par Hamad Gamal - Culture

Dans les manifestations au Soudan et celles de la diaspora, il y a deux drapeaux. Mais pourquoi ?

Jusqu'en 1969, le drapeau du Soudan était un drapeau bleu, jeune et vert - représentant le Nil, le désert et la forêt. Ce drapeau avait été adopté au moment de l'indépendance, à la fin du colonialisme britannique. Ce drapeau fait référence d'une part aux différentes composantes culturelles et ethniques, car il représente la diversité géographique du pays, dans toute son étendue. Et d'autre part il fait référence à une identité surtout "africaine" parce qu'il y a le Nil, la référence au désert et aux particularités du paysage local africain. Ce drapeau avait été utilisé dès 1954 comme symbole de révolte populaire contre la double tutelle égyptienne et britannique du Soudan. Il garde aussi depuis cette date sa connotation de révolte populaire et de contestation. 

En 1970, Jafar Mohammad Nimeiri, alors dirigeant du Soudan, décide de changer ce drapeau et de le remplacer par le drapeau actuel. Ce drapeau (que certains Français confondent avec le drapeau palestinien) est composé de rouge (le sang des martyrs), de blanc (symbole de la paix), de noir (symbole de l'autorité), et symbole vert (couleur de l'espoir et aussi de l'agriculture). 

En mai 1970, il a lancé un concours pour concevoir ce drapeau, de nombreux artistes et peintres y ont participé, et finalement c'est le travail de l'artiste Ahmed Al-Jaali qui a été retenu : c'est lui qui a conçu le drapeau actuel. Les couleurs de ce drapeau sont les couleurs du drapeau de la Ligue de Libération Arabe, couleurs des anciens drapeaux du califat ommeyade ou abaisse, reprises plus tard dans de nombreux drapeaux des pays arabes et musulmans (comme l'Egypte, le Yemen, ou encore l'Iraq et la Syrie). 

Mais ce nouveau drapeau est devenu le sujet de controverses et désaccords entre les Soudanais, parce que certains considèrent que ce drapeau ne représente pas l'identité africaine du Soudan. Ils considèrent qu'il présente le Soudan comme un pays arabe plutôt qu'un pays africain. Une partie des manifestants a donc choisi de récupérer le patrimoine culturel et la symbolique culturelle de l'ancien drapeau, car pour eux, il exprime mieux la diversité et l'identité multiple du Soudan et de son peuple. C'est pour ça que dans les cortèges et manifestations, on peut voir les deux drapeaux, côte à côte, et aussi que dans les fresques, oeuvres, ou photos, l'ancien drapeau aux couleurs jaune, bleue et verte a été remis au goût du jour. Pour certains, ce drapeau est simplement plus "neutre" que l'autre drapeau, qui rattache clairement le Soudan à la Ligue Arabe. Pour d'autres, c'est aussi un drapeau qui, par ses références au fleuve et à l'agriculture, rend mieux justice à la vie des gens du pays. 

Aujourd'hui, un certain nombre de jeunes dirigent une initiative politique visant à militer pour l'adoption de l'ancien drapeau, et de retirer le drapeau dit "arabe". Ils en ont fait une des revendications de la récente révolution. Certains partis ont également adopté officiellement ses couleurs et se reconnaissent également dans ce drapeau, comme le Parti Unioniste Démocratique, l'un des plus anciens partis politiques du Soudan. 

Dans les manifestations récentes, des revendications panafricaines sont revenues au devant de la scène, avec des cortèges qui présentent même les drapeaux des pays voisins, pour montrer l'unité régionale et montrer aussi le métissage de la société soudanaise. Ces revendications passent aussi par la demande de retrait de la Ligue Arabe, et de rapprochement des intérêts dits "africains", par opposition aux intérêts politiques et économiques des pays arabes, qui paraissent liés à la dictature arabo-islamique du régime d'Al-Bachir.

Ce que nous enseigne cette "histoire de drapeaux", c'est qu'elle est une face visible des tensions socio-politiques soudanaises, et notamment de la manière avec laquelle le régime a créé une rupture ethnique et a manipulé cette rupture politiquement pour diviser le pays. C'est aussi un symbole dans la lutte actuelle de défense d'un Soudan pluriel. 

Hamad Gamal

Militant soudanais en exil, étudiant en sociologie à l’Université Lyon 2 et à Sciences Po Paris. Il est le co-fondateur de Sudfa, et auteur de nombreux articles et lettres ouvertes en défense des droits des migrant.e.s et réfugié.e.s en Europe.

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