Nasrudin Gladeema : "Outside the Border Box"

08/12/2019 - par Equipe - Culture

Nasrudin Gladeema projetait son film « Outside the border box » (titre original en anglais; durée 47min) au festival Images Migrantes à Lyon à l’automne 2019. Militant soudanais en exil et autodidacte, il nous parle de son film, et du sens qu'il a pour lui.

Dans ce film, il raconte son parcours, en trois langues, dans plusieurs villes, seul face à la caméra ou avec des amis, dans les rues de Grenoble ou du Caire, un squat ou une association, dans des ateliers ou chez lui. Et il s’interroge, dès le début du film : 

« Je m’appelle Nasrudin Gladeema. Mon problème n’est un problème de langue, le problème c’est qu’au cours des dix dernières années, à partir de 2008, j’ai déménagé de pays en pays, de ville en ville, dans des villages et même des hameaux, en Afrique, en Asie, en Europe. Le problème, c’est que malgré les différences de lieu et de temps, partout où j’arrive et je pars, je me pose des questions qui ne s’effacent jamais, et ne changent pas. Des questions qui sont propres aux raisons et aux causes des différents moments et destinations de mes voyages. Des questions comme : qu’est-ce qui m’a amené ici ? Combien de temps vais-je rester ici ? Où vais-je aller ? ».

Comment est née l’idée du film et comment s'est fait la fabrication ?

N.G : En fait j’ai commencé le film en 2014, à l’époque j’étais encore demandeur d’asile, je n’avais ni les moyens ni les connaissances techniques nécessaires pour faire un film. Mais j’avais une idée assez précise de ce que cela voulait dire, de faire un film en tant que demandeur d’asile en France. Je voulais faire un film qui soit comme un documentaire, et un film qui pose des questions.

Le problème principal, c’était le financement, je n’avais pas le droit de travailler [en tant que demandeur d’asile] et on a cherché des financements. Lorsque je parlais du projet, je m’apercevais que pour beaucoup de personnes, le sens du film était différent de ce que moi j’y voyais ; je me demandais s’ils accepteraient ma proposition. J’ai participé à plusieurs ateliers à l’Université de Grenoble, notamment un atelier de photographie, et c’est surtout cela qui m’a aidé. On a obtenu des financements, mais la personne qui devait faire le montage n’est pas parvenue à le faire, alors le film a changé de forme, entre temps les financements n’étaient plus valables, alors, de galère en galère, j’ai décidé de monter le film moi-même. Je n’avais pas d’ordinateur, du coup on me prêtait un ordinateur le week-end. A chaque fois j’avançais un peu, mais j’avais l’impression de recommencer à zéro après une semaine de pause. Et puis finalement le disque dur est tombé en rade, on a perdu beaucoup de rushs. J’ai pensé qu’à ce moment-là, le projet de film était peut-être mort, finalement enterré avec toutes ces galères…

Sept mois plus tard, un technicien a réussi à retrouver 80% des rushs, entre temps l’idée du film avait changé dans ma tête. J’ai utilisé des archives que j’avais dans mon téléphone depuis 2011, c’est-à-dire l’année de mon arrivée en France, et j’ai recommencé à filmer en 2016. A ce moment-là j’ai enfin eu un statut de réfugié, j’ai réussi à a me procurer un peu de matériel.

Par hasard, en 2017, j’ai eu besoin d’aller en Egypte, pour voir ma famille. Comme ce documentaire était personnel et réflexif, je me suis dit que ce film devait suivre les différentes étapes de ma vie. J’ai pensé qu’on pourrait passer du temps avec ma famille et que je pourrai filmer ces retrouvailles. Finalement tout cela n’était pas possible parce qu’on a découvert dans les premiers jours que mon père était en dernière phase de son cancer. C’était difficile de garder l’idée de faire un film sur cette situation. Moi je voulais me filmer avec ma famille, nos retrouvailles, mais le cœur n’y était pas. Le film avait commencé comme un projet large sur les migrations, c'était devenu entre temps un film sur mon parcours (pour plein de raisons et surtout parce que beaucoup de personnes ne voulaient pas être filmées et donc c'était plus facile de n'engager que moi dans les images) et puis finalement il restait un film avec des questions, beaucoup de questions. Finalement il est sorti en 2019. Toute une histoire…

« Outside the border box » : pourquoi ce titre ?

N.G : Je pense que la frontière s’étend partout où l’on va, ce n’est pas juste la frontière physique. Même si tu passes les frontières, la frontière reste aussi avec toi, elle se déplace avec toi. Il y a beaucoup de frontières et les frontières sont très diverses.

J’ai dit « boîte-frontière » [border box] parce que pour moi, l’idée de boîte est plus intéressante que l’idée de ligne, qui est le sens classique qu’on donne à la frontière mais qui n’est pas trop proche de la réalité que l’on vit. La frontière ce n’est pas qu’une ligne entre des pays, c’est au-delà du sens géographique. On peut définir la frontière autrement. On dit « passer la frontière », « fermer la frontière », « être coincé à la frontière », mais je me dis souvent qu’il y a aussi des frontières qu’on ne veut pas passer. Il y a des choix que l'on prend ! Des frontières qu’on trace nous-mêmes, et on prend des décisions. Dans ce film je parle de toutes les questions entre l’obligation et le choix.

Au début je me posais des questions comme : « suis-je vraiment arrivé ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à « être » vraiment en France ? » C’était lié à ma situation juridique et socio-économique. Mais à ce moment-là, on ne me demandait pas de partir, de quitter la France. J’avais l’impression que je ne pouvais pas avoir ce que je voulais, mais je pouvais rester légalement. Je pensais à partir, je pensais à comment je pourrais aller ailleurs, me transporter quelque part, comme les Français qui se demandent où ils vont passer leurs vacances. Je réfléchissais à là où je voulais aller, bien sûr sans être obligé d’y aller ou de partir. Au début, j’ai pensé à aller en Angleterre, j’ai passé du temps à Calais, mais ce n’était pas très clair pour moi ; la question de la langue était importante et je parlais bien anglais. Puis j'ai noué pas mal de liens à Grenoble. 

Mais quand j’ai eu l’ordre de partir [Obligation de Quitter le Territoire Français, OQTF], c’était un message clair, « tu dois partir », mais cela n’a pas répondu à ma question principale: où aller et comment y aller. J’étais perplexe et ça me semblait contradictoire : on me dit de partir, mais on ne me dit pas où aller, comment, par quels moyens… Je voulais partir avant qu’ils me disent de partir, et du coup à ce moment-là, j’ai réalisé que de toute façon je ne pouvais pas voyager puisque j’étais sans-papiers, alors j’en avais vraiment marre, et j’ai décidé de prendre une décision. Je me suis dit, je ne peux pas partir et je ne peux pas rester. Alors je vais simplement rester, parce que je suis déjà là de toute façon. A l’époque, j’avais besoin que cela soit ma propre décision : ce n’était pas une sorte de défi aux autorités, mais j’avais besoin de sentir que ce choix venait de ma volonté de rester, et pas de leur choix de me chasser. Du coup dans le film, je parle de ça: comment cet ordre (l'OQTF) m'a fait prendre la décision de rester en France. 

Est-ce que tu avais vu des films sur la migration avant de faire ce film ?

N.G : Oui, bien sûr. En fait justement, j’avais le projet de faire un film qui soit différent de ceux des réalisateurs. J’ai déjà participé dans un film [sur les parcours migratoires] ; mais je n’ai pas trop aimé ce film, parce que la manière dont ça me présentait ne me plaisait pas.

Ce que j’ai découvert en faisant mon film, c’est le genre du film que je voulais que ce soit. C’était important en fait. J’ai décidé que ce film devait refléter et partager mes idées, mes opinions sur le sujet. Mon film ne ressemble pas aux films sur les migrations que j’ai vus, tout simplement parce qu'il n'est pas fait par les mêmes personnes. Je n’ai jamais vu de film réalisé, je veux dire vraiment réalisé, par des demandeurs d’asile, ou des personnes qui sont dans le processus de la migration. J’ai vu des court-métrages, notamment pendant des festivals, et c’était présenté comme « faits par des réfugiés », mais en réalité c’était clair que certaines images étaient tournées par des réfugiés mais que le projet n’était pas le leur, qu’on leur avait demandé de faire certaines images. 

Lorsque je suis arrivé à Grenoble en 2011, il n'y avait pas beaucoup d'Africains, et en parlant avec des personnes là-bas, je me suis rendu compte que peu de gens connaissaient le Soudan, je veux dire, connaissaient même l'existence de ce pays. Ce film est aussi une tentative de me présenter, de nous présenter, nous qui sommes nombreux en France aujourd'hui. Ce qui m'a marqué, c'est qu'ensuite le débat sur les migrants a explosé en France et que beaucoup de gens parlaient de nous, sans nous connaître. Ils parlaient de nous, sans savoir rien sur nous, sur ce que nous pensions, sur ce que nous voulions, sur comment nous vivions. Plus que jamais, faire ce genre de film est important. 

Pour moi, après cinq ans, je suis finalement assez satisfait du résultat. Je suis content d’avoir passé autant de temps, parce que finalement le film ressemblait à ce que je voulais vraiment, différent de l’idée du projet de départ, qui était moins personnel et plutôt ennuyeux.

Oui, tu m’as parlé de cet atelier, que l’on voit un peu dans le film, c’était quoi cet atelier ?

N.G : J'ai organisé plusieurs ateliers. A Paris, j’ai invité des Soudanais de plusieurs générations pour s’interroger sur la vie soudanaise en France, les différentes générations, ce qui nous rassemble et ce qui nous sépare, toutes les lignes de division politiques ou sociales, et on comparait à d’autres communautés de la diaspora et à la communauté française elle-même. Ensuite j’ai continué avec un atelier à l’Université de Grenoble, avec Sarah : je me demandais comment les autres définissent et décrivent les problèmes qui sont les nôtres. Je voulais inverser les rôles, je voulais poser moi-même les questions. Et au lieu de poser des questions, ils allaient répondre aux questions.

On leur donnait des rôles, des personnages, en tant que demandeurs d’asile, et ils devaient développer leurs rôles. Cet atelier est né avec des amis soudanais et arméniens, dont les parcours servaient de base pour les rôles, ensuite on les distribuait au hasard aux Français qui participaient. En voyant comment ils se décrivaient dans ces rôles, on voyait aussi comment ils nous considéraient, comment ils réfléchissaient à nos problèmes. Parfois ils ont dit des choses qui étaient très justes, par exemple Sarah a dit que c’était bizarre parce que [dans son rôle] elle avait beaucoup de papiers à remplir, sans avoir des papiers vraiment. Quand elle a dit ça, j'ai pensé qu'elle avait bien résumé en une phrase ce que je ressentais à l'époque. Je pense que cet atelier était vraiment intéressant et a permis de faire les choses autrement que dans des projets proposés par des institutions ou des chercheurs. J'en ai mis des extraits dans le film. 

Dans le film, il y a une question qui revient, c’est « qu’est-ce qui m’a amené ici » ; est-ce que tu te poses toujours cette question ?

N.G : Cette question n’en ai plus trop une pour moi ; d’une part j’ai trouvé des réponses, mais surtout j’ai des nouvelles questions en tête. En Egypte, par exemple, quand je suis allé voir ma famille, je n’avais pas cette question en tête, je savais où j’allais et j’y allais légalement. Ca a fait une grande différence ; on ne peut pas ignorer que ces questions naissent aussi par la situation dans laquelle on est.

Mais ma nouvelle question, depuis les événements de décembre 2018 au Soudan, c’est, quel est notre rôle politique, en tant que Soudanais en exil. Je suis obsédé par cette question. En fait, mon exil ne m’empêche pas de participer d’une certaine façon dans les changements de mon pays et de soutenir la révolution là-bas, mais comment est-ce que ceux au Soudan, ou ma famille, voient ma, ou notre, participation, comment ils nous considèrent, nous les gens qui ont choisi de partir – ou ont été obligés à partir, en tout cas ceux qui sont absents – mais qui parlent du Soudan et se considèrent aussi comme des citoyens soudanais?

Ce que je sais, c’est que je ne suis pas d’accord avec ceux qui, ici en France, encouragent les gens à descendre dans la rue là-bas, alors même qu’ils se font tirer dessus. Moi personnellement je ne peux pas donner d’ordre à quelqu’un au Soudan, alors qu’il prend des risques que je ne prends pas.

Ça ne veut pas dire que je ne peux rien faire, mais qu’est-ce que je peux faire ? Et surtout, est-ce que je prendrai les mêmes risques qu’eux ? Il y avait tellement de vidéos qui circulaient, on regardait ça toute la journée, c’est impossible de dire que cela nous donnait du courage ou de l’énergie, on assistait, en fait. On regardait. De loin. Et je me disais, les gens qui ici leur disent de se battre, ils sont aussi responsables s’ils meurent.

Alors je me demande : comment être utiles avec les limites qui nous sont imposées ? Comment utiliser ces limites ? Je ne sais pas comment j’ai commencé à être intéressé à la question des frontières, mais je pense surtout parce que je les ai vécues moi-même. Si tu m’avais dit un jour, au Soudan, il y a dix ans, que je serai intéressé par les migrations, l’asile, les frontières, j’aurai rigolé, franchement. J’avais d’autres choses en tête, d’autres idées, d’autres plans.

Je pense qu’il faut comprendre nos limites, pour se concentrer sur comment faire de ces limites des choses utiles : informer, organiser, participer dans la vie publique depuis notre situation. Il faut être honnête avec soi, humble en fait, et ne pas essayer de se débarrasser de sa conscience. Il faut construire notre rôle politique en exil. 

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Pour contacter Nasruddin Gladeema, notamment pour organiser des projections de son film, vous pouvez lui écrire à l’adresse : nasruddin.gladeema@gmail.com / le site de la production : http://www.nuvoscaleproduction.com/

Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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