L'armée soudanaise et l'obsession du pouvoir
Il est difficile de comprendre le récent coup d’État du 25 octobre 2021 au Soudan sans l’analyser à travers l’histoire politique plus longue du pays. En effet, depuis son indépendance en 1956, le Soudan a vécu plus de dix coups d'État militaires, dont trois ont réussi à mettre au pouvoir, pour de longues périodes, des dictateurs-militaires : le général Abboud (1958-1964), le général Nimeri (1969-1985), et le général El-Béchir (1989-2019).
Al-Burhan enterrant la révolution de 2018, à côté des révolutions de 1964 et 1985 déjà enterrées - source : Journal du changement Soudanais (Sahifa Al-tarair Al-Sudania)
L’histoire du Soudan est ainsi jalonnée de révolutions civiles qui ont été systématiquement avortées par des coups d’Etat militaires, permettant à ces derniers de régner sur le pays depuis plus de 70 ans et empêchant la démocratie de s’installer au Soudan.
Chronologie des coup d'Etats militaires au Soudan, par Sudfa (équipe)
Le lendemain de son coup d’Etat le 25 octobre 2021, lieutenant-général Abdel-Fattah Al-Burhan le lendemain du coup d'État du 25 octobre déclarait : « Nous [les militaires] sommes les gardiens de ce pays et nous ne permettrons à personne de manipuler son avenir ». Cette phrase représente typiquement l’idéologie des militaires soudanais, qui sont tous formés à la même école, le Collège de la Guerre à Khartoum, où leur cursus leur apprend à exercer le pouvoir politique. Par ailleurs, historiquement, les partis politiques ont toujours cherché à créer des alliances secrètes au sein de l’armée dans le but de prendre le pouvoir par la force.
Depuis sa création en 1925 et jusqu'à ce jour, l'armée est restée l'une des institutions les plus fermées du Soudan. Elle a été exclusivement réservé aux groupes de culture « arabe » appartenant aux Frères musulmans, notamment en ce qui concerne les postes élevés, et elle a pratiqué les formes les plus extrêmes de racisme systématique contre certains groupes ethniques et certaines zones géographiques du Soudan.
Ainsi, l'armée a été idéologique et partisane tout au long de son histoire. Mais la situation s'est aggravée avec l'arrivée au pouvoir d'Omar El-Béchir en 1989, qui a licencié tous les officiers qui n’appartenaient pas aux Frères musulmans, et créé la Milice de défense populaire pour combattre au Soudan du Sud. Tout cela a contribué à affaiblir l'armée en tant qu'institution nationale, tout en maintenant les privilèges des officiers de l'armée idéologiquement et politiquement rattachés au régime d'El-Béchir.
Défilé militaire sous El-Béchir, source : zinet
Depuis l’indépendance, une armée qui tue et affame son propre peuple
Depuis le départ du colonisateur, l'armée soudanaise a dirigé ses armes contre les citoyen-ne-s soudanais-e-s sans défense, avec pour prétexte d'imposer la souveraineté de l'État tout en assurant la sécurité. Cinq ans après l'indépendance, le lieutenant-général Abboud a déclaré la guerre au Soudan du Sud, une guerre qui a fait des milliers de morts. Il a également cherché à imposer la culture arabe et l'islam en utilisant une force excessive contre le peuple du Soudan du Sud. Le régime militaire du lieutenant-général Aboud a fait déplacer par la force les habitant-e-s de la ville de Halfa, en convenant avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser d'inonder les terres nubiennes d'eau pour construire le haut barrage pour produire de l'électricité pour l'Égypte : le déplacement de cette ville a causé la perte d'une civilisation vieille de cinq mille ans. Il a également fait arrêter des milliers de civils. Par ailleurs, Aboud a renoncé à la part de l'eau du Nil qui devait revenir au Soudan, en faveur de l'Égypte, déniant aux Soudanais-e-s une source de revenus importante aux profits des intérêts étrangers.
Rebelles du Soudan du Sud dans la première guerre entre Nord et Sud du Soudan, années 1960, source : operation broken silence
Le général Jaafar al-Numeiri, qui lui a succédé par un autre coup d’Etat en 1969, n'a pas été meilleur qu’Abboud. Il a poursuivi la guerre au sud du Soudan, qui a fait des dizaines de milliers de morts et de déplacé-e-s. Il a également commis un massacre dans la ville d'Al-Jezirah Aba dans la région du Nil Blanc en 1970 en la bombardant avec des missiles, ce qui a causé la mort de centaines de citoyen-ne-s, et il a aussi organisé la déportation des Juifs falashas d’origine éthiopienne vers Israël. En outre, le général Nimeiri a autorisé l'enfouissement des déchets atomiques par l’Allemagne dans la région de Dongola au Nord du Soudan, un fléau dont des citoyen-ne-s meurent encore quotidiennement dans cette région.
Après qu’Omar el-Béchir, à son tour, a pris le pouvoir par un coup d’Etat en 1989, pas moins de trois millions de citoyen-ne-s soudanais-e-s ont été tué-e-s au Soudan du Sud, au Darfour, au Nil Bleu, aux monts Nouba et à l'est du Soudan, et au moins autant ont été déplacé-e-s. Il a procédé à des arrestations et à des actes de torture, contribué à financer le terrorisme international et participé à des guerres dans d'autres pays tels que le Yémen, la Libye et le Soudan du Sud. Il a détruit des projets agricoles au Soudan, des lignes de transport et des chemins de fer dans la région de Gezira dans le but d’appauvrir cette région. Il a également détruit le système éducatif au Soudan, dilapidé l'argent public, et plongé le pays dans des dettes énormes. Durant 30 ans, il a diffusé dans le pays une idéologie raciste contre certains groupes de Soudanais-e-s en fonction de leur origine ethnique et géographique : sa tentative de séparer et de diviser le Soudan pour mieux accroître son propre pouvoir a fini par aboutir à la partition du Soudan en deux pays en 2011.
Enfants soldats dans la guerre au Yémen, source : Sudanese-online
La traite des enfants-soldats par les Forces de Soutien Rapides
Publié en 2020, le rapport annuel des États-Unis sur la traite des êtres humains a confirmé l’alerte donnée par les militant-e-s soudanais-e-s depuis longtemps : les forces de soutien rapides, milice soutenue par l’armée, ont recruté des enfants de 14 à 17 ans pour les envoyer combattre dans la guerre au Yémen, entre 2011 et 2017. Le rapport note que des officiers de l'armée sont impliqués dans ce recrutement d’enfants et que le gouvernement saoudien leur a fourni les salaires, les uniformes et les armes. L'armée et les Forces de soutien rapide ont ainsi incité les familles à envoyer leurs enfants participer à la guerre au Yémen en leur faisant miroiter des salaires très élevés, ce qui a convaincu de nombreuses familles compte tenu de leur situation économique extrêmement difficile – sachant que la plupart de ces enfants-soldats viennent des camps de déplacés du Darfour, qui sont parmi les zones de pauvreté les plus extrêmes du pays.
Lors des manifestations révolutionnaires en 2019, l’armée soudanais et les forces de soutien rapide ont mobilisé ces mêmes enfants-soldats pour réprimer le sit-in de la place d’Al Qyada, ainsi que le sit-in de la ville d’Al-Obeid. Des personnes présentes ont publié des vidéos sur les réseaux sociaux montrant la participation d'enfants dans la dispersion extrêmement violente de ces mobilisations. Lors du procès des attaquants du sit-in d’Al Obeid, le tribunal du Nord-Kordofan a fait transférer l'un des accusés au tribunal pour enfants parce que l'accusé était trop jeune : cet événement a apporté la preuve que l'armée et les Forces de soutien rapide recrutent des enfants mineurs dans leurs rangs, en violation des pactes et traités internationaux qui interdisent le recrutement d'enfants, la conscription forcée, et la traite d’êtres humains. Cette découverte a fait redoubler d'intensité l'indignation et de la colère des Soudanais-e-s à l’égard des Forces de Soutien Rapides et de l’armée.
Massacre de la place d'Al-Qyada, source : réseaux sociaux
Une armée qui monopolise les richesses économiques au profit d’intérêts étrangers
En août 2020, le gouvernement de transition a annoncé qu’il commençait à se pencher sur la question épineuse des entreprises possédées par l’armée et dont les bénéfices échappaient à la trésorerie de l'État. En effet, l’armée soudanaise possède de nombreuses entreprises dans les domaines du commerce et de l'industrie, ainsi que des mines d’or dans la zone de Jebel Amer au Darfour, une des régions les plus riches en or (le volume des revenus aurifères est ainsi estimé à des millions de dollars par an).
Les militaires s'approprient les ressources aurifères de Jebel Amr. Caricature d'Omar Dafa'la.
De plus, de nombreux observateurs estiment que la crise économique que connaît le Soudan depuis plusieurs années est en grande partie due au monopole de l'armée sur les sociétés d'investissement qui représentent la plus grande partie de l'économie soudanaise. Ces sociétés se situent en-dehors du budget de l’Etat géré par le ministère des Finances. Le ministère des Finance a exigé que le gouvernement de transition lui confie ces sociétés, mais jusqu’à présent l’armée les a conservées. Ainsi, à l’heure actuelle, 80% des revenus publics échappent au contrôle du ministère des Finances. Cette situation a été la source de nombreuses tensions entre la partie civile et la partie militaire du gouvernement.
En août 2020, lors de sa rencontre avec des généraux et des soldats dans une zone militaire à Khartoum en août 2020, le commandant en chef de l'armée Al-Burhan, a déclaré que la moitié des entreprises liées au nom de l’armée soudanaise échappent en réalité au contrôle de l’armée, les bénéfices étant donc perçus par des généraux de manière individuelle : il y a donc de la corruption et des tromperies au sein de l’armée même.
Les entreprises de l’armée ont régulièrement été au cœur de scandales, par exemple en août 2020, quand des militant-e-s sur les réseaux sociaux ont révélé le cas d’une entreprise travaillant le cuir dans la région du Nil Blanc, détenue par un investisseur libanais en partenariat avec l'un des officiers de l'armée, où les travailleur-euse-s souffrent de conditions de travail inhumaines, travaillant jusqu’à douze heures par jour, pour des salaires indignes
Ces entreprises ont permis à l’armée soudanaise de mettre en place des commerces corrompus à son propre bénéfice où à celui de ses alliés à l’étranger, et en premier lieu l’armée égyptienne. Par exemple, en novembre 2010, alors que le coût de la viande s’élevait à 500 livres le kilo au Soudan, le journal soudanais Al-Intibaha a révélé qu’une de ces sociétés appartenant à l’armée avait signé un accord pour exporter de la viande à l’Egypte à hauteur de 5 livres le kilo, faisant perdre ainsi à l’économie soudanaise des millions de dollars.
Le scandale des boulangeries égyptiennes au Soudan, source : noon-post
En réalité, l’armée soudanaise est complètement subordonnée à l’armée égyptienne dont elle exécute les volontés. Cette situation est apparue très clairement en 2019, quand les armées soudanaise et égyptiennes ont signé un accord dans le cadre des « relations conjointes » : il s’agissait de permettre à l’armée égyptienne d’installer des boulangeries et de centrales électriques au Soudan. Ce plan a été ridiculisé par les Soudanais-e-s sur les réseaux sociaux, qui y ont vu une insulte à la souveraineté soudanaise – ainsi qu’une humiliation suggérant que les Soudanais-e-s ne savent pas faire du pain. D’autres se sont moqués de l'armée égyptienne, qui installe des boulangeries à l’étranger alors qu’elle est incapable de résoudre les problèmes alimentaires en Egypte.
L'armée a également conclu des accords avec le gouvernement égyptien autorisant l'exploitation des terres agricoles au Soudan par l'armée égyptienne, pour faire pousser du tournesol, du soja et du maïs au profit des entreprises égyptiennes. En outre, elle a vendu des terres agricoles soudanaises à la Turquie et à la Chine, et a permis à la Russie de creuser des mines d’or sur les terres soudanaises. On voit ainsi que l’armée soudanaise a été un acteur central dans la structuration d’un système néo-impérialiste au Soudan au profit de puissances étrangères et au détriment des citoyen-ne-s soudanais-e-s, maintenu-e-s dans une grande pauvreté.
La révolution de 2018 : une tentative de mettre fin au pouvoir des militaires
Pour toutes ces raisons, le départ des militaires est une exigence fondamentale de la révolution, au même titre que la liberté, la paix et la justice. Lors du déclenchement de la révolution populaire au Soudan en 2018, un des principaux slogans était « Madania ! » (« Gouvernement civil ! »). Le choix de faire un sit-in de deux mois devant le commandement général des forces armées sur la place d’Al-Qyada avait pour but d’envoyer un message clair aux militaires : le peuple ne désirait pas qu’ils fassent partie du prochain gouvernement.
Manifestation devant le quartier général des forces armées (place Al-Qyada), 6 avril 2019, source : réseaux sociaux
Après le massacre de la place d’Al Qyada mené par les forces militaires le 3 juin 2019, des campagnes ont été lancées sur les réseaux sociaux pour critiquer l'armée. Sous le hashtag ironique « #PourQuel’ArméeNeSeFâchePas », les militant-e-s se ont tourné en dérision les menaces proférées par l’armée envers celles et ceux qui osent la critiquer. Ils et elles ont également dévoilé les crimes commis par l’armée ainsi que les affaires de corruptions dans lesquelles elle est impliquée.
Cependant, l'armée a insisté pour participer au gouvernement de transition en partageant le pouvoir à moitié avec les représentants civils. Au début, les révolutionnaires ont accepté en raison de la complexité de la scène politique soudanaise, dans l'espoir que retrait complet des militaires de la scène politique serait achevé d'ici 2023 (l'année fixée pour les élections présidentielles où les Soudanais-e-s pourront décider qui dirigera le pays). Mais avant la fin de la période de transition définie, l’armée menée par le général Al-Burhan a exécuté un nouveau coup d’Etat, répétant ce qui s’était déjà passé en 1969 et 1989, où les militaires ont pris le pouvoir d'un gouvernement élu par le peuple après une révolution populaire.
Aujourd'hui, les officiers appartenant à l'ancien régime constituent la plus grande proportion des forces armées. Après la chute d'Omar El-Béshir, les forces de sécurité de l'ancien régime ont continué à pratiquer la violence contre les manifestant-e-s, jusqu'aux récentes violences commises par l'armée après le coup d'État du 25 octobre, qui ont causé la mort de centaines de manifestant-e-s, dont certains corps ont été jetés dans le Nil, et de centaines de blessé-e-s.
Quelle armée pour le Soudan de demain ?
Depuis le 25 octobre, la restructuration de l’armée est au cœur des débats entre les révolutionnaires. Ces réflexions se traduisent dans les slogans lors des manifestations, tels que : « Militaires, retournez à vos casernes ! ». On trouve aussi des mots et des chants tels que : « L’armée est l’armée du Soudan, et non l’armée de Burhan ! », ou encore « Une armée, un peuple ! », par lesquels les révolutionnaires essayent plutôt de gagner l'affection de certains militaires et leur demandent faire preuve de responsabilité nationale en s'engageant à ne pas s'immiscer directement dans la vie politique.
Manifestation à Khartoum, 23 décembre 2018, source : Sahifat Al-Tarair Al-Sudania
Les civils voient la politisation de l’institution militaire comme un obstacle à une véritable transition démocratique, et en appellent à la formation d'une armée nationale qui représente et protège les Soudanais-e-s dans toute leur diversité ethnique, géographique et religieuse. Les révolutionnaires jugent nécessaire que l’armée soit totalement épurée des éléments de l'ancien régime, et que tous ses criminels soient jugés. Ils estiment par ailleurs qu’il faudrait introduire les mouvements armés qui ont signé les accords de paix, y compris les milices comme les Forces de soutien rapide, au sein de l’armée nationale pour qu’elles deviennent des forces régulières et cessent d’agir en-dehors de tout contrôle.
Pour les révolutionnaires, la restructuration de l'armée est une condition absolue pour obtenir la liberté et la démocratie dans le pays.
"Les militaires, à vos casernes ! La rue appartient aux filles !", affiche circulant sur les réseaux sociaux, janvier 2022