Une histoire de manuels scolaires

21/02/2021 - par Mona Basha - Culture

Par Mona Basha | Pourquoi le recul du Premier Ministre sur la réforme des manuels et des contenus pédagogiques est un très mauvais signe pour la transition démocratique au Soudan.

Le Premier Ministre Abdallah Hamdok et le général des Armées Abdel Fattah al-Burhan : la transition démocratique est bien empêtrée ! Un dessin de Khalid Albaih, caricaturiste soudanais basé à Khartoum. Ses dessins sont à retrouver avec le hashtag @KhalidAlbaih, ou sur son site Khartoon.com. Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Dans un communiqué de presse publié le 6 janvier dernier, le Premier ministre soudanais Abdullah Hamdok a annoncé le gel des réformes de manuels d'école primaire, réformes qui avaient été proposées par le Centre National des Programmes Scolaires et de la Recherche en Éducation (CNPRE).

Cette annonce, placardée dans tous les journaux quotidiens et sur les écrans de télévision, n'a pas forcément éveillé beaucoup d'intérêt ; sauf que les phrases qui figuraient dans la décision du président, sont un couteau dans le dos de la révolution. La première réaction a été la démission immédiate du directeur du Centre National des Programmes Scolaires et de la Recherche en Éducation (CNPRE), Dr. Omar Ahmed Al-Garai. Rappelons que la CNPRE a été crée en 1996 pour remplacer l'institut Bakht al-Reda, qui avait pour mission de superviser et préparer les programmes d'enseignement public depuis 1934, sous l'occupation anglo-égyptienne du Soudan. 

Pourquoi la réforme des manuels a-t-elle été empêchée ? 

C'est à cause de polémique déclenchée par deux photos qui se trouvent dans les livres scolaires, qui ont servi d'exemples et de symboles pour remettre en question la réforme des programmes et des contenus. En effet dans le livre d’histoire de la sixième année de primaire apparaît l'œuvre " La Création d'Adam " peinte par Michel-Ange, dans un chapitre abordant l’histoire européenne, et ensuite une illustration sur la couverture du livre de géographie de primaire montre deux élèves, une fille et un garçon, assis côte à côte sur un banc d'école. Deux illustrations qui, à elles seules, ont suffi à déclencher un gros débat. 

Les personnes ayant déclenché cette polémique ont déclaré que la première image portait atteinte à l'entité divine, selon leurs mots, et que la seconde image suggérait un comportement immoral puisque la fillette aurait pu avoir un contact physique avec le petit garcon en question.

Or, la modification des manuels et des programmes est le fruit d'une énorme campagne de dons à laquelle ont participé de nombreux Soudanais, puisqu'il n'y avait pas de budget. La réforme des programmes est une étape importante dans la construction du pays après 30 ans de dictature d'Al-Bashir, et de bourrage de crâne tant sur l'idéologie nationale (l'image d'une nation arabe et non multi-ethnique et mutli-culturelle) et religieuse (avec des interprétations strictes de l'islam). C'est une étape autant cruciale que symbolique dans le changement du pays. 

Cette campagne, menée par les groupes islamistes et l'Académie de jurisprudence islamique, a exigé l'annulation des nouveaux manuels et l'éviction d'Omar al-Garai de son poste au CNPRE. Ce à quoi Hamdok a répondu : "nous sommes dans un équilibre délicat et critique" a-t-il dit.

Si cette situation suscite une grande colère parmi les partisans d'une transition démocratique, c'est que Hamdok semble bel et bien avoir plié aux exigences de ces islamistes en gelant les modifications et provoquant, de fait, la démission d'Omar al-Garai. 

Hamdok, selon ses mots, aurait "rencontré des universitaires, des éducateurs et des communautés religieuses telles que la communauté soufie, l’Autorité des affaires des Ansar, des salafistes, les Frères musulmans et l'Académie islamique du Fiqh, ainsi qu’un certain nombre de prêtres représentant les différentes communautés chrétiennes du pays". Mais pour nous, il a de fait accepté de prendre une décision relative à l'enseignement public en se basant sur l'avis des clercs, et en particulier des Frères Musulmans (incubateur politique d'Omar al-Bashir), plutôt que de renvoyer le sujet à une commission éducative spécialisée, extérieure aux conseillers religieux de toutes sortes. 

En cherchant à ne pas froisser les clercs islamistes et à apaiser les tensions, ne leur a-t-il pas aussi rendu service ? N'est-ce pas là un espèce de retour en arrière alors que nous souhaitions l'ouverture des programmes ? 

Il aurait peut-être été préférable, plutôt que de prendre la décision de gel, de créer une commission qui travaille sur cette situation et ces tensions pour engager un débat sur les contenus scolaires, tout comme lorsqu’une Commission d’urgence sanitaire a été créé parallèlement au ministère de la Santé, ou bien la Commission supérieur d’urgence économique, parallèlement au Ministre des Finances. Geler les réformes, dans une certaine mesure, est une confiscation de la décision aux autorités compétentes, permettant aux influenceurs militaires ou religieux de l'ancien régime de revenir sur les objectifs de la révolution. 

Un vent de contestation plus large

La critique du Premier ministre n'est pas seulement orientée vers cette histoire de manuels scolaires ; rappelons qu'il avait aussi démis de ses fonctions le ministre de la Santé, Akram Ali Al-Tom, en mai dernier. Un licenciement, que le ministre lui-même a appris sur les réseaux sociaux avant d’en être officiellement informé, et cela bien qu’il ait été considéré comme l’un des ministres représentant les aspirations du peuple soudanais. Ce dernier a accusé Hamdok d'avoir plié devant les trafiquants de médicaments et des hôpitaux privés, qui avaient été visés et touchés par les réformes du Dr. Ali Al-Tom.

Cette histoire de manuels scolaires n'arrive pas non plus à n'importe quel moment. L'attaque contre al-Garai a également débuté immédiatement après le lancement de la campagne contre les Forces de Soutien Rapide (les Janjawid), appelant à la dissolution de cette milice et à la poursuite judiciaire de ses membres accusés d’avoir dispersé violemment des sit-in dans différentes villes du Soudan en juin 2019 et aussi pour tous les crimes commis dans le passé. Or, les Janjawid, dont l'assise idéologique est portée par les Frères Musulmans, sont une force non négligeable qui gravite au centre du pouvoir et influencent les décisions en raison de leur pouvoir économique et militaire. 

Alors que les gens étaient préoccupés par l'affaire al-Garai, la normalisation des liens avec Israël a été signée sans bruit, une question que Hamdok avait promis qu'elle serait traitée par le Conseil législatif, qui n'a jamais vu le jour depuis la formation du gouvernement de transition et dont on accuse les militaires de reporter sa mise en place. 

Dans sa lettre de démission, Al-Garai a accusé le gouvernement d'avoir livré la révolution aux vestiges de l'ancien régime d'Omar al-Bashir, ce qu’il a décrit comme les forces de l’"obsession religieuse". La campagne contre Al-Garai n’a pas commencé après la publication de la proposition du nouveau curriculum, mais plutôt depuis sa nomination comme directeur du CNPRE, qui a fait du bruit dans les milieux conservateurs. Il est à noter qu'al-Garai n'a pas pondu tout seul les modifications du programme, puisque c'est le fruit du travail d'environ soixante-dix personnes pendant de longues séances de travail, des ateliers et des conférences qui ont eu lieu un peu partout dans le pays. 

Et la suite ?

De manière controversée, Hamdok a ouvert le bal à un conflit susceptible de déclencher des réactions émotionnelles et d'entraîner de graves conséquences. Cela ne fait que creuser un écart entre deux camps qui recouvre et muselle la réalité complexe et diverse des opinions du pays, en clivant tout autour d'une ligne entre ceux perçus comme des "communistes laïcs" et des "conservateurs religieux", alors que cela ne reflète pas du tout les opinions du pays. Ce genre de débats ne fait que retrancher chacun dans ses positions, et donne du grain à moudre des deux côtés. Il est certain que cette polémique a permis un temps d'oublier les conversations habituelles autour de la crise du pain, les queues infinies pour acheter une bouteille de gaz, les coupures d'électricité et les pénuries de carburant... 

Mais cela met en avant plus que jamais que la situation au Soudan ne sera stabilisée que par l’achèvement d'un véritable processus de paix, la construction d’institutions étatiques, la formation d'un Conseil législatif indépendant et l’adoption d’une constitution qui garantira les libertés, la justice et une vie décente à tous les citoyens et les citoyennes. L’engagement de Hamdok à l’égard de la nomination de ministres selon des normes strictes fondées sur la compétence scientifique et professionnelle (et non des liens personnels ou familiaux comme sous al-Bashir), et le renforcement des services de l'Etat est essentiel pour mener à bien les objectifs de la révolution. Et bien sûr la dissolution de la sanguinaire milice de Janjaweed, appelée officiellement les Forces de l'Intervention Rapide (SFR). Un gros travail sur les appareils sécuritaires est nécessaire.

La tâche est certes grande. Réviser, rénover et développer des cursus et proposer des programmes alternatifs pour répondre aux aspirations de population au changement et à l’avancement au Soudan et faire face aux défis auxquels l’éducation est confrontée au Soudan, à savoir, la fermeture des écoles à cause de covid-19, l’absence des manuels scolaires, le manque de sécurité et non retour des personnes déplacées dans leurs villages. Car avant même de discuter du contenu des manuels, il faudra aussi espérer que tous les enfants du pays puissent accéder au système éducatif. 

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Mona Basha est une militante soudanaise .

Mona Basha

Militante soudanaise, basée à Paris.

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