Entretien avec des militants soudanais en Egypte

26/08/2020 - par Sarah Bachellerie - Politique

Nous proposons la retranscription de plusieurs entretiens menés en janvier 2020 au Caire, avec 5 militants soudanais en Egypte, à propos de la situation des réfugiés africains, et en particulier soudanais, dans ce pays.

Selon l’UNHCR, en janvier 2020, il y avait 256 632 réfugié-es et demandeur-euses en Egypte, dont environ 48 000 Nord-Soudanais-es et 19 000 Sud-Soudanais-es. En réalité, à cause de la difficulté des démarches de demande d’asile, le nombre de Soudanais-es sur le territoire (avec un autre titre de séjour ou “sans-papiers”) est bien plus élevé – peut-être jusqu’à plus d’1 million. 

En 1954, le gouvernement égyptien a signé avec l’ONU un accord déléguant à l’UNHCR et aux organisations internationales l’intégralité de la prise en charge des réfugié-es : octroi du statut d’asile, soins médicaux, aides financières, etc. La démarche du gouvernement égyptien a toujours été de dire qu’il ne fermait pas sa frontière aux Soudanais-es, mais dans le même temps, qu'il ne mettait rien en place pour accueillir les réfugié-es, car ceux-ci devraient être relocalisés dans un autre pays. En réalité, une infime partie d’entre eux et d'entre elles parvient réellement à être relocalisée hors d’Egypte. 

Depuis les trois dernières années, le discours du gouvernement d’Abdel Fattah Al-Sissi a changé : il met en scène une politique d’accueil “généreuse”, mettant en avant le fait que l’Egypte ne fermerait pas ses frontières (ce qui est faux : depuis juillet 2019, les Soudanais-es ont besoin d’un visa pour entrer en Egypte), refuserait de mettre en place des camps humanitaires et laisserait les réfugiés s’installer “librement” dans les villes. De fait, il instrumentalise ainsi la cause des réfugié-es qui lui permet de se mettre en scène comme chef de file de l’Union Africaine, de capter les financements de pays occidentaux qui cherchent à tout prix à maintenir les personnes réfugiées sur le continent africain, et à “redorer” l’image d’un régime militaire autoritaire, coupable de constantes violations des droits de l’homme. Nous avons parlé de tout cela avec plusieurs militants soudanais au Caire, qui ont ouvert un centre communautaire pour venir en aide aux personnes réfugiées et recueillir leurs témoignages (voir plus d'informations à ce sujet à la fin de l'article). 

M - Le problème des réfugiés ici est complexe, et surtout le gouvernement égyptien les traite d’une manière qui n’est pas légale. Il y a en fait un protocole entre l’UNHCR et le Ministère des Affaires étrangères égyptiennes, mais ce protocole n’inclut pas beaucoup de choses. Pourtant il devrait y avoir, selon la convention de Genève, un certain nombre de droits et de libertés fondamentales accordées aux personnes qui demandent l’asile, des droits fondamentaux, et ailleurs dans le monde, ou en Europe, ces droits seraient accordés, comme le droit à travailler ou à étudier. (...)

Lorsqu’on a un problème ici, ce ne sera jamais percu de manière neutre, en effet, tout sera percu à travers le regard que l’Egypte porte sur les soudanais·es. Par exemple si un·e nigérian·e, un·e érythréen·ne ou un·e somalien·ne a un problème, eh bien aux yeux des autorités ce sera un·e « soudanais·e », pour eux toutes ces nationalités, de près ou de loin, ne sont pas différentes, et ce sont des « soudanais·es », des Noirs. Par rapport aux autres nationalités, les nationalités arabes comme les yéménites et les syrien·nes, l’UNCHR leur donne accès à de meilleurs possibilités, à de meilleurs logements, dans de meilleurs quartiers, l’UNHCR investit davantage pour ell·eux. Il y a en plus des associations qui les accompagnent (...) et une organisation propre aux syrien·nes qui assure t le reste de l’aide : ce ne sont pas des organisations de l’ONU, mais certaines d’entre elles sont sous la coupe d’organisations égyptiennes plus importantes. Donc il y a de la discrimination raciale très importante. 

Les réfugié·es ici sont exposés à tous les dangers : iels n’ont pas les droits à l’éducation, à la santé, au logement, au travail, à l’aide à l’emploi, à la liberté de mouvement. Plus généralement les demandeur·euses d’asile soudanais·es ne bénéficient d’aucune protection. Il y en a même qui sont expulsé·es, comme en Jordanie ou au Niger, il y a des campagnes d’expulsions. Récemment les soudanais au Niger, à Agadez, ont fait face à une violence énorme, beaucoup ont été arrêtés (et une partie d’entre eux ont été tués). Pour nous c’est un problème global et c’est le même problème, c'est surtout le regard que les gens portent sur nous en tant que soudanais·es, et en particulier les pays qui répriment les soudanais·es qui ont déjà été réprimé·es ell·eux-mêmes dans leur pays.

Le gouvernement de Khartoum a fait la guerre et un conflit idéologique contre les peuples du Nil Bleu, du Darfour et des monts Nuba, qui sont aujourd’hui déplacés et réfugiés. Et ensuite le gouvernement égypien les répime aussi parce que qu’iels ne sont pas arabes, tout simplement. Et toute leur vie ici est marquée par les intimidations et les discriminations, qui rendent difficiles toute tentative de résistance.

Les employés de l’UNHCR reproduisent le traitement de l’État contre les réfugié·es soudanais·es, et il y a plusieurs explications à cela : tout d’abord, quand je suis venu du Soudan ici en tant que réfugié, je suis venu du Darfour, et parlant la langue soudanaise de l’Ouest (Darfour), ils ne comprennent rien de ce que je dis, je parle et ils disent (en dialecte égyptien) « qu’est-ce que tu as dit ? », on ne se comprend pas. L'autre problème est leur manque de formation et de connaissance par rapport aux problématiques propres au Soudan, au Tchad ou d’autres pays. Il y a une grande différence entre le staff international et les employé·es égyptien·nes, qui travaillent en réalité pour le Ministère des Affaires étrangères, et se considèrent d’ailleurs comme des employés de l’État égyptien davantage que des employés de l’UN. 

Les employé·es étrangèr·es ont au moins une image plus positive des réfugié·es en tant que victime de guerre, surtout iels ont des informations et des formations sur la question des problèmes ethniques ou religieux, ils sont davantage sensibilisés aux problématiques propres à ceux qui sont des rescapé·es de guerre, qui sont brisé·es, tourmenté·es, dans une situation compliquée. Et c’est une forme de reconnaissance a minima, une reconnaissance qui permet de se reconstruire, parce qu’on nous reconnaît qu’on est un être humain, un être qui a une capacité de refaire sa vie. 

A - En plus il y a des problèmes de traduction (intérprétariat), les gens qui sont employé·es ne sont pas forcément très rigoureux, et leur objectif principal est de conserver leur poste, et souvent la traduction n’est même pas juste. Parfois iels font venir des gens de tribus particulières pour qu’iels puissent traduire à partir des langues locales, souvent ces gens comprennent bien la langue locale, mais lorsqu’ils traduisent en anglais, c’est bourré de fautes ; l’agent qui fait l’entretien ne le saura pas forcément ; ce sont des erreurs techniques mais elles ont un grand impact.

M - Normalement le résultat de notre entretien devrait venir 6 mois après le déroulement de celui-ci, dans la réalité certains attendent plus de 5 ans leur résultat. 5 ans ce n’est pas possible... Certain·es perdent espoir et décident de retourner au Soudan, mais même s’ils demandent un retour volontaire certains ne recoivent pas d’argent ; d’autres retournent et ne connaissent pas l’issue de leurs démarches. Il faut se dire que pendant ces cinq ans, les gens n’ont rien ici.

A -  Le concept de la protection ici en Egypte est très élastique, s’il t’arrive quelque chose et que tu n’as ni accès au droit ni à un avocat, tu ne peux pas leur dire, ceci est juste, ceci ne l’est pas. Donc la protection ne protège pas. (…) Ensuite parlons de la corruption. Il y a des cas pour la relocalisation en pays tiers [possibilité d’aller dans un cadre pays pour demander l’asile, NdT] : ce n’est pas un droit pour nous, c’est difficile, il y a des cas, de gens qui ont eu un problème, alors soit ils ont changé de nom, soit ils ont payé sous la table, en fait c'est seulement à ces conditions que tu peux voyager. 

M - En réalité, la situation ici, en tant que victime, ne fait au contraire qu’empirer les choses : les gens qui fuient la guerre ont connu la violence, qui était une violence physique, ils arrivent ici et ils trouvent la violence symbolique. La violence symbolique, c’est parce que tu ne parles pas arabe égyptien, parce que tu connais pas la culture égyptienne, tu te trouves privé de ton identité, et on t’impose de coller à l’identité égyptienne, et en fait les Egyptiens ne peuvent pas être Noirs [alors qu'il y a beaucoup d'Egyptiens Noirs, NdT], notamment les enfants qui doivent grandir comme s’ils étaient égyptien·nes, tu es traité de manière raciste, dans les rues et partout. Et on peut dire que les enfants ici sont des victimes de la société raciste, une société qui ne nous accepte pas, qui nous refuse ; ce n’est pas nous qui avons un problème avec eux, mais eux qui ont un problème avec nous. 90 % de la société égyptienne rejette les réfugié·es, surtout s’iels sont Noir·es, ils pensent que les Noir·es sont moins qu’ell·eux, méritent moins de dignité, sont moins humain·es.

S - Ce devrait être du devoir de l’État de dire aux gens que l’UNHCR est responsable d’eux, que leur présence est légitime et légale parce qu’ils sont demandeurs d’asile (...) au lieu de cela il confirme les fausses idées selon lesquelles les réfugiés seraient traités de manière exceptionnelle, qu’ils seraient mieux nourris, logés, et vêtus que les Egyptiens, mais où ça ? Bien sûr la réalité c’est qu’il n’y a ni logement, ni nourriture, ni rien du tout. 

M – La moitié de l’argent qui est versé à l’État égyptien [par la communauté internationale pour prendre en charge les réfugié·es] est versé aux banques égyptiennes ; bien sûr ils disent que cet argent va à l’éducation ou aux soins mais c’est faux. (…) Les réfugiés travaillent dans tous les secteurs mal payés, ils travaillent 60 guinées [environ 3 euros] la journée, mais moi par exemple la plupart de l’argent que je gagne part dans le prix des transports et la nourriture. On fait fonctionner l’économie, on est des employé·es et par là on aide l’État. Mais pour que les gens oublient la situation économique [désastreuse] en Egypte, ils nous utilisent [pour faire les pires travaux]. 

Quand on est venu·es ici, on ne savait pas, on nous a complètement détruit·es en fait. J’ai été dépossédé de tout, et moi après 10 ans ici, je suis devenu rien du tout, je n’ai ni logement ni autre chose, et ils prennent aux gens jusque leurs organes ! Les gens aussi en sont réduits à vendre leurs organes, c’est tout ce qui leur reste.

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S – Du point de vue de la santé, il y a beaucoup de maladies qui ne peuvent être prises en charge. On n'a pas de test de santé, alors qu'on sait bien que certaines maladies peuvent se répandre très rapidement, il suffit que l’un soit malade et le reste suit, en plus dans des quartiers comme Arba w Nus ou 3asher, tous les médicaments sont périmés ou toxiques, ils refilent les mauvais médicaments aux réfugiés, comme si c’était des "médicamens de réfugiés". Personnellement je connais beaucoup de gens qui souffrent de maladies graves et certains sont morts faute de soins ou parce qu’ils ont pris de mauvais traitements, dans le même temps bien sûr l’UNHCR est censée être responsable d’eux. (...)

Le statut de réfugié octoyré par l’UNHCR ne permet pas de nous protéger ou de nous faire soigner : même si tu as des papiers de l’UNHCR ça ne change rien. D’ailleurs l’UN est complice du vol des organes, les employés de la branche santé sont complices des crimes, certains te convoquent pour une opération à un centre spécial, à neuf ou dix heures du soir, et toi tu ne sais pas ou tu vas, ils te disent de venir seul, et ils prennent tes organes sur ton corps.

Certains hôpitaux sont connus pour ce genre de pratiques, comme l’hôpital, celui de Mustapha Mahmoud, Qasr Al-Ayn [et d’autres], ce sont des hôpitaux qui pratiquent le vol d’organes sur des réfugiés, ce sont des hôpitaux publics qui ne sont pas surveillés, et souvent ces vols se pratiquent avec la complicité des services de sécurité, et les réfugiés sont obligés, certains sont frappés et arrêtés s’ils essayent de s’opposer, et souvent ils ne savent rien de ce qu’ils se passent de toute facon, de ce que les gens font dans leurs corps.

- Est-ce que vous pouvez en dire plus sur la coopération entre l’UNHCR et les services de sécurité ?

A – C’est très difficile de prouver que quelqu’un de “l’intelligence” travaille à l’UNHCR, parce que c’est une organisation bureaucratique. Mais c’est la réalité. Déjà, ici en Egypte, si tu veux travailler dans une organisation internationale, ils ne vont pas prendre n’importe qui au hasard. Ils choisissent des gens dans certaines familles égyptiennes qui sont connues pour coopérer avec le régime (...). 

En 2005, quand on faisait le sit-in [les manifestations sur la place Mustafa Mahmoud], un docteur de l’UNHCR travaillait pour les services de sécurité. Il prenait les informations des gens et les donnait à la police. On l’a su parce qu’à l’époque, nous les manifestant·es, on néogociait avec l’UNHCR et les autorités égyptiennes, ils nous l’ont dit franchement, c’est comme ça qu’on le sait. (…) Je connais même leurs noms ; eux en particulier leur boulot c’est de fermer les dossiers des gens. (…) Mon histoire personnelle est aussi un “indicateur” de la situation générale : à partir des manifestations de 2005 contre l’UNHCR, ils ont commencé à nous traiter de manière sécuritaire, c’est-à-dire à utiliser les services de sécurité contre nous. Ma participation à cette campagne m’a fermé la porte de toutes mes démarches ; je suis maintenant sans aucun titre de séjour ou papier d’identité.

A – Est-ce que tu sais que CRS (NB - une des principales ONG partenaires de l’UNHCR) a envoyé les fichiers des réfugiés à l’ambassade soudanaise ? Parce que certain-es étudiant-es n’avaient pas assez d’argent pour payer leurs frais d’examen à la fin de l’année. CRS est censée leur fournir une assistance, mais ils ont eu peur qu’ils aillent à l’ambassade demander aussi une aide financière, et ainsi [cumuler] les aides. Du coup ils ont envoyé leur numéro de dossier à l’ambassade. On a su cela parce qu’ [un soudanais] qui est allé l’ambassade a vu dans un bureau la liste de tous les numéros des dossiers d’asile. Il a photographié ce document et me l’a montré. Lors d’une réunion à CRS, je suis venu et j’ai demandé pourquoi est-ce qu’ils avaient envoyé le numéro des dossier d’asile à l’ambassade soudanaise, on m’a répondu “ce ne sont pas tes affaires et ce n’est pas l’objet de la réunion aujourd’hui.” (…) J’ai essayé de protester,  c’est illégal ! Cela veut dire qu'ils peuvent avoir accès aux informations personnelles des personnes qui demandent l'asile ici. Même moi, à chaque fois que je suis allé à l’ambassade soudanaise, j’ai été attaqué. Par les gens des services de sécurité soudanais qui travaillent à l’ambassade. 

Ab – En 2018 il y a eu une manifestation pacifique devant l’UNHCR. Il s’est produit le traitement systématique de tous ceux qui sont actifs politiquement : ils disparaissent. C’est exactement la même chose ici qu’au Soudan. 

En fait les gens doivent réaliser qu'ici dans toutes les agences, les ONG internationales, c'est le même état d’esprit que le régime soudanais. C’est vraiment choquant. On reçoit des menaces dès qu’on commence à faire quelque chose… C’est pourquoi on doit s’unir pour s’organiser collectivement.

- Est-ce qu’il y a des contrôles policiers qui ciblent les populations étrangères ?

M - S’il y a un problème, un problème ou une dispute entre des égyptien·nes et des étranger·es africain·es, alors la police fouille et contrôle les gens. Il y a cinq mois, un Soudanais a eu un problème avec un Egyptien. Nous étions cinq témoins soudanais autour, je n'avais pas de carte de l’UNHCR, et la police nous a tous arrêtés. C’est comme ça, le gouvernement égyptien et les services de sécurité, quand il y a un quelconque problème ils ne cherchent pas à savoir, ils arrêtent tout le monde. Ce jour-là, ceux qui n’ont pas été arrêtés, c’est parce qu’ils avaient donné de l’argent, par exemple 50 gineh ; c’est la même chose quand tu es en détention, tu paies si tu veux avoir de la nourriture. 

Pendant la période de Noël il y avait quatre soudanais, ils étaient sur la route à Shubra, ils ont été attrapés. Ils n’avaient aucun papier, ils ont été mis en prison, et finalement ils ont été libérés. C’est toujours le cas dans le cadre des démarches légales (…) les gens restent en détention quatre ou cinq jours, et après ils sont souvent libérés. S’il y a un problème quelque part, la police embarque tout le monde qui est sur place. Et les services de sécurité eux-mêmes, le problème c’est qu’ils peuvent arrêter des gens sans entamer aucune procédure juridique, et les gens entrent en détention sans aucune garantie de procédure juridique. Ce sont des choses qui se passent partout en Egypte. 

M - Ca c’est la première situation ; ensuite, si quelqu’un est un peu actif·ve, quelqu’un qui est un peu connu·e dans le milieu, qui écrit des choses, sur la situation des réfugié·es et sur les agissements de l’UNHCR, qui est dans les groupes sur les réseaux sociaux, c’est sûr que si tu écris dans un groupe, automatiquement, tu vas recevoir des menaces. Regarde par exemple notre groupe, on est sept mille, mais sur le groupe tu verras que pas plus de cinq personnes écrivent de manière régulière, parce que le reste des gens a peur. Comme moi, j’ai eu des menaces, ils m’ont dit, soit tu écris des choses qui vantent l’Egypte, soit tu n’écris pas du tout, il faut que tu rases les murs. Le problème est que l’UNHCR lui-même est devenu de mèche avec le gouvernement égyptien, il n’est pas indépendant et il sert les intérêts des institutions égyptiennes. Dès qu’on a un problème, ils nous disent qu’on peut aller voir l’UNHCR, mais c’est absurde, parce que notre problème vient de la police et du gouvernement égyptien, donc l’UNHCR ne va rien faire ; et de toute façon les services de sécurité égyptiens n’en ont rien à faire de l’UNHCR. En fait l’UNHCR est contrôlé par les services de sécurité et par les Affaires étrangères égyptiennes. 

Y – Il y a des contrôles aléatoires dans la rue mais les gens sont plus souvent arrêtés lors de campagnes d’arrestations dans des quartiers spécifiques. A Ain Al-Shams, et les autres quartiers vers Médinat Nasr et où on trouve des rues entières de Soudanais·es, comme à A3taba. Les « campagnes » peuvent durer quelques jours, une semaine, jusqu’à 1 mois. Les gens se passent le mot et ils se disent d’éviter tel ou tel quartier. 

Il y a deux jours au centre-ville, j’étais avec d’autres Soudanais, la police arrive, ils demandent leurs papiers à tout le monde, et ceux qui n’en n’avaient pas ont été embarqués. Du coup les gens qui n’ont pas de papiers évitent de sortir dans le centre. Le mieux pour éviter c’est aussi de ne sortir que avec des égyptien·es, et jamais avec d’autres étranger·es [noir·es]. Ca survient dans des moments spécifiques, par exemple de tensions régionales, notamment autour du barrage de la Renaissance ou quand il y a eu des crimes dont ils disent qu'ils sont commis par des soudanais. Il y en a eu le mois dernier du coup, il y a eu beaucoup d’arrestations. Quand c’est des tentions géopolitiques, ils visent spécifiquement les Soudanais, quand c’est en réponse à des délits, ils arrêtent n’importe quel jeune mec noir. L’autre jour j’étais à l’ambassade soudanaise pour faire des papiers et les policiers venaient d’y conduire des jeunes éthiopiens qui n’étaient pas du tout soudanais et ne parlaient pas arabe : pour eux c’est la même chose. Ils ciblent les jeunes hommes. Les femmes et les enfans sont peu arrêtées même si elles n’ont pas de papiers parce qu’elles sortent peu de la maison. La police ne fait pas de raids dans les maisons. Du coup il y a des gens qui restreignent leurs déplacements de peur d’être arrêté-es. 

Il y a plus d’arrestations maintenant qu’avant. Depuis quelques années, c’est depuis 2015, la montée des tensions à cause du barrage, quand le Soudan a refusé de signer un accord. En 2016 non, c’était le grand amour entre Sissi [président Egyptien] et El Béchir [ex-président du Soudan] parce qu’El Béchir avait livré des opposants politiques égyptiens qui vivaient au Soudan. En 2017 les tensions ont repris à cause du barrage et les arrestations ont repris. Il y a eu une campagne médiatique dans les réseaux sociaux et tout, ça a augmenté la haine contre les Soudanais·es et les Ethiopien·es.

– Et est-ce qu’il arrive que les gens qui sont arrêté·es soient expulsé·es au Soudan ?

A - Oui il y a des exemples d’expulsions. Il y a quelques mois, par exemple, quatre réfugiés soudanais, qui avait commencé leurs démarches depuis trois mois auprès de l’UNHCR, ont été emprisonnés. Ils n’avaient pas de logements et ils allaient tous les jours devant l’UNHCR.  

Un employé leur a donné un rendez-vous, il leur a dit c’est le rendez-vous de l’entretien d’asile. Ils sont allés à l’entretien et la police est venue les arrêter au sein même de l’UNHCR, ils sont restés emprisonnés 6 mois dans un centre de détention. On a su plus tard que le rendez-vous n’était en réalité pas pour un entretien d’asile mais un pour fermer leur dossier. 9 mois plus tard après que le dossier ait été fermé l’UNHCR a demandé à la police de procéder à des identifications pour prendre des billets de retour au Soudan. L’ambassade s’en est mêlée à ce moment-là, pour leur donner les titres de voyage, donc tu vois là c’est un exemple de coopération [entre le gouvernement égyptien et l’ambassade soudanaise]. 

Y - Quand ils arrêtent les gens ils les conduisent à l’ambassade ou au consulat du Soudan pour qu’ils signent un laisser passer. Il y a des gens qui sont déportés. Moi quand je suis allé à Khartoum pour faire mes papiers j’ai vu 70 soudanais qui venaient d’être déportés d’Egypte en avion. 

A – Tous ceux que je connais et qui ont été déportés au Soudan alors qu’ils avaient la "carte de réfugié" étaient des activistes politiques. C’est pour cette raison qu’ils les déportent.

M - [D’ailleurs] les expulsions ne se font pas forcément après fermeture du dossier [de demande d’asile], parce que de toute facon, comme je l'ai dit avant, la police égyptienne n’en a rien à faire des papiers de demande d’asile ou de réfugiés délivrés par l’UNHCR. 

- Est-ce que la révolution soudanaise a changé quelque chose pour la situation des réfugié-es en Egypte ?

Ab - L’ambassade soudanaise a créé une nouvelle organisation civile suite à la révolte – la révolte que certains appellent une “révolution”. A l'ambassade, ils essayent de mettre en place des activités « pour les réfugié·es », ils parlent des réfugié·es, mais aucun·eréfugié·e n’est impliqué·e dedans. Pendant ce temps, les réfugié·es n’ont pas le droit de frapper à la porte de l’ambassade pour demander une quelconque aide... Ce n'est qu'une histoire d'image. Le gouvernement de transition le sait très bien. Les personnes qui travaillent au gouvernement soudanais sur la question des réfugié·es, ne sont ni du côté de la population, ni des militant·es. 

A chaque fois qu’il y a un problème et que des gens meurent [faute d’assitance], ça ne fait aucun bruit, aucune réaction. Le nouveau gouvernement civil au Soudan est le même que l’ancien, il y a des connections très profondes – c’est urgent de réfléchir à ça ! Ne pas répondre à la situation des réfugié·es, pour un pays dont tant de population est déplacée à l'intérieur ou en exil à l'extérieur, est déjà un crime. La conséquence, c’est toute cette jeunesse qui quitte l’Egypte parce qu’elle n’a plus le choix, qu'elle meurt ici, et prend la route de la Libye ou d’Israël. Ces gens-là, ils ont du sang sur les mains.

Leur but, c’est de faire taire les voix des réfugiés pour qu’elles ne portent pas en-dehors de l’Egypte. Mais notre génération [d’immigré-es soudanais-es en Egypte] est différente. Nous sommes conscient-es et réclamons nos droits civiques. Nous voulons nous unir pour former une grande communauté. Notre histoire est un échec de la politique, mais pas un échec de l’action sociale. 

Photographies des manifestations devant l'UNHCR au Caire en avril 2019 (communiquées par les personnes ayant participé à l'entretien)

 

A propos des militants rencontrés et de leur centre communautaire au Caire

"Nous sommes des militants soudanais présents depuis cinq, dix ou vingt ans au Caire, et nous avons ouvert un centre communautaire pour aider les réfugiés, recueillir les témoignages, et rencontrer des journalistes ou des militants pour tenter de rendre plus visible notre situation. Nous travaillons au milieu des réfugiés, avec des cas parmi les plus difficiles, et les plus extrêmes, qui souvent impliquent des violences physiques et psychologiques extrêmes (viols, agressions, vols d'organes, enlèvements, emprisonnements, meurtres), et en même temps on essaie de travailler au développement à notre échelle, en essayant de faire un peu d'artisanat, de création, et d'alimenter des petits boulots. Un de nos objectifs est de travailler à rendre public et visible notre situation, ce qui, compte tenu de la situation politique en Egypte, est compliqué et dangereux. Nous aimerions avoir plus de moyens, pour sécuriser le loyer de notre centre (qui pour l'instant repose entièrement sur les dons), et pouvoir payer des frais médicaux pour les personnes les plus en détresse, donc n'hésitez pas à vous rendre sur notre page Facebook et notre site : Strong Wings Initiative. Merci !"

A propos de Strong Wings Initiative :

Notre projet est de fournir de l'aide directe et indirecte aux groupes de réfugiés vulnérables : les personnes atteintes de troubles traumatiques et psychologiques, les enfants et les femmes qui se trouvent dans des situations extrêmement difficiles. Notre objectif est de construire un accompagnement sur la durée, avec une prise en charge scolaire et éducative, ainsi que de travailler sur le renforcement des liens commentaires.  Pour cela nous avons besoin : de liens directs avec le UNHCR, sans passer par les autorités égyptiennes, ainsi que des liens directs avec les ambassades des pays de re-localisation (France, Allemagne, Angleterre). Nous avons aussi besoin de sensibiliser des personnes ayant un pouvoir d'influence politique en France et à Genève, car le UNHCR n'est actuellement pas en mesure d'assurer notre protection et de fournir l'aide nécessaire et adaptée. Nous souhaitons enregistrer notre groupe à l'étranger, de travailler sur ces mises en relation et de lever des fonds afin de venir en aide en urgence aux personnes réfugiées au Caire, notamment pour sécuriser leur habitat et les soins urgents. 

Sarah Bachellerie

Militante française contre le racisme et pour les droits des personnes étrangères, et jeune chercheuse sur les frontières en Europe. Elle a étudié l'arabe en Égypte où elle a également mené des recherches sur les politiques migratoires égyptiennes.

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