Petite histoire des luttes étudiantes au Soudan

20/11/2019 - par Equipe - Histoire

Le Soudan est l'un des pays où les mouvements étudiants ont beaucoup influencé la société et ses évolutions. La participation des étudiants soudanais dans le mouvement qui a commencé en décembre 2018 s’inscrit dans la continuité : historiquement, ils ont joué un rôle crucial dans la chute des régimes dictatoriaux, comme celui d’Abboud en 1964 et de Nimeiri en 1985.

L’histoire de l’organisation du mouvement étudiant soudanais commence à l’époque de la colonisation anglo-égyptienne (Condominium Anglo-Egyptien) ; les étudiants formaient des unions ou syndicats étudiants. Dans les années 1930, les étudiants des universités de la capitale Khartoum formèrent une union qui fit entrer un certain nombre d’activités dans les campus, et notamment le campus du Gordon Memorial College (plus tard transformé en « Université de Khartoum »). Afin d’obtenir l’autorisation des autorités coloniales dans la création de cette union, ils choisirent de dissimuler leurs activités politiques sous des appellations plus neutres comme « association culturelle et sociale », ce qui a permis de ne pas trop attirer l’attention et la suspicion. 

En 1941, les premiers grands mouvements politiques ont émergé avec la création de l’Union des Etudiants du Gordon College. Les étudiants se présentaient aux élections de l’Union avec un programme de revendications quant aux droits des étudiants, proposaient des actions contre la colonisation, et ne se présentaient pas au nom d’un parti politique particulier, mais en leur nom propre (ce qui, aujourd’hui, n’est plus le cas).

Un certain nombre de pratiques politiques des campus est directement hérité de cette période-là : c’est le cas par exemple des « coins de discussion » (ركن نقاش). Cette pratique est née dans les années 1930, plus précisément le jour où Mahmoud Mohammed Taha s’est installé sur une chaise dans la cour de l’Université du Soudan, avec un écriteau sur lequel il annonçait un discours et une discussion publique sur le rôle des étudiants et leur responsabilité dans les changements de société.

Encore aujourd’hui, les étudiants organisent des discussions chaque jour. Selon les universités, il y a un emploi du temps fixe : chaque groupe a un jour particulier, il choisit un présentateur qui introduit un discours, un modérateur, et trois personnes qui parlent. Les discussions commencent souvent à 14h et peuvent durer jusqu’à 19h. Le soir, les discussions se poursuivent souvent dans les dortoirs et les pièces communes des bâtiments étudiants. Les dortoirs ont toujours été des lieux très importants d’organisation politique, de rédaction de textes et de préparation en période électorale. Souvent les trois interventions sont réparties avec : en premier, l’actualité étudiante et les conditions de vie, conditions d’études et d’enseignement, ensuite l’explication d’idées ou concepts politiques du groupe et exemples de mise en pratique, et en dernier, l’actualité politique et sociale du pays. Après ces trois interventions, il y a des questions et des réponses, un débat avec les personnes présentes. Souvent, les différents groupes politiques utilisent ces discussions pour diffuser leurs idées. Beaucoup d’intellectuels ou politiciens actuels ont commencé leur « carrière » par ces discussions auxquelles ils participaient (comme Hassan Al-Turabi ou Sadiq Al-Mahdi). Ces discussions se maintiennent toujours, malgré le fait que beaucoup d’entre eux peuvent être attaqués à tout moment en raison de leur présence ou participation, peuvent être frappés, voire assassinés.

Photo d'un coin de discussion à l'université / crédit Hamad Gamal.

L’Union des Diplômés

Mais c’est quelques années avant qu’est née l’ « Union des Diplômés » (مؤتمر الخريجين), en 1938 ; cette union regroupait des diplômés du Gordon College et d’autres universités de la capitale (contrairement aux unions dont on a parlé et qui étaient composées d’étudiants, cette Union était composée de personnes ayant terminé leurs études). Ses membres revendiquaient de meilleures conditions de travail pour les fonctionnaires et travailleurs soudanais et leur objectif politique principal était de libérer le Soudan du colonisateur britannique. Cet organe était amené à devenir le noyau principal du mouvement qui mena à l’indépendance du Soudan le 1er janvier 1956.

L’idée de création de cette union avait commencé à apparaître sur la scène politique soudanaise progressivement à la suite de rencontres entre jeunes intellectuels soudanais, et le premier appel au rassemblement des diplômés avait été lancé dans le journal Soudan, dans un article publié en 1935. Puis l’idée a attiré de plus en plus d’attention et d’intérêt lorsque l’intellectuel Ahmed Kheir, membre de l’Union des diplômés, l’a présentée dans une rencontre organisée dans la ville de Wad Madani. Ses idées ont été progressivement diffusées, notamment dans le magazine Al-Fajr (L’Aube).

Ensuite, des réunions et groupes locaux sont nés partout, à Omdurman, à Port-Soudan et Wad Madani, et suite à diverses pressions, le gouvernement a fini par accepter de reconnaître officiellement l’existence de cette Union et de ne pas s’opposer à ses initiateurs.

Plusieurs années plus tard, en 1945, le Gordon College fut renommé « Université de Khartoum » et l’Union commença à jouer un rôle plus important parmi les étudiants, et plus généralement dans la vie politique du pays, et c’est notamment par cette union que le nom de l’Université de Khartoum a commencé à circuler dans la vie politique du continent africain et du monde arabe.

On peut dire que l’Union des Diplômés a planté les « premières graines » du mouvement étudiant soudanais. L’Union s’est développée petit à petit, au point de surprendre les acteurs de la scène politique, par la présence très importante des étudiants dans les organisations et groupes politiques nationaux dans les années 50.

En effet, dans ces années-là, un certain nombre d’étudiants adhèrent au parti Umma de Sadiq Al-Mahdi, au Parti Communiste, ou encore se rapprochent des Frères Musulmans ; un nouveau groupe émerge aussi, celui des « étudiants indépendants », qui refuse d’entrer dans ces partis, mais se rapprochent par la suite du parti Congrès Soudanais. C’est le début des lignes de division politique qui sont toujours visibles aujourd’hui sur les campus.

Les mouvements étudiants dans les renversements de régime

L’instant de la chute de l’étudiant Ahmad Taha Al-Qurashi, abattu par la police soudanaise en octobre 1964, a sonné la fin du régime d’Ibrahim Abboud. Le mouvement d’octobre 1964, parti de l’Université de Khartoum, constitue l’une des premières révolutions du continent africain contre un régime dictatorial, et a abouti au renversement effectif du régime de l’époque.

Ensuite, dans les années 1970, il y a eu de grands débats et divisions au sein de l’Union des Etudiants de l’Université de Khartoum, et la période des élections présidentielles furent agitées par des affrontements et la violence sur les campus, dans les années 80, notamment la violence entre les étudiants de la gauche et les étudiants des groupes islamistes ; le conflit s’est aggravé jusqu’au 30 juin 1989, date à laquelle Omar Al-Bashir a pris le pouvoir par un coup d’état militaire.

Dans les années 90 et au tournant du siècle, le mouvement étudiant soudanais a beaucoup souffert de l’arrivée au pouvoir d’Al-Bashir. Son gouvernement a pris la décision d’annuler le logement et la bourse qui étaient auparavant accordés aux étudiants (auparavant, les étudiants qui venaient s’installer à Khartoum pour leurs études avaient accès à diverses aides qui rendaient leurs conditions de vie un peu meilleures, surtout pour ceux qui venaient d’autres villes et régions). Les autorités ont eu recours aux services de sécurité pour contrôler les étudiants d’opposition ; ils ont fait usage d’une grande violence contre eux, à l’intérieur des murs de l’université et des centaines d’étudiants ont alors vécu l’horreur de l’arrestation, de la torture et de la traque. Les autorités ont aussi davantage contrôlé les enseignants, et ceux-ci étaient choisis, nommés et surveillés.

Malgré la répression, la matraque des services de sécurité et les primes de dénonciation pour récompenser les étudiants du parti au pouvoir qui dénonçaient les opposants, malgré le soutien financier du gouvernement aux étudiants qui lui sont favorables, les étudiants d’opposition ont réussi à garder ou reprendre plusieurs unions dans les universités du pays, dont à Khartoum, Al-Jazira, Sennar, Kordofan, Shendi, Kassala, Juba.

Au moment de la guerre du Darfour, une Union des Etudiants du Darfour a été créé en 2003, avec pour objectif de sensibiliser les étudiants et habitants de Khartoum à la situation au Darfour et de revendiquer les droits des étudiants du Darfour dans tout le pays en luttant contre la discrimination. Cette Union n’a jamais été liée à un parti politique particulier, mais se rallie souvent à l’Alliance des Partis Démocratiques, qui est composé d’une vingtaine de partis. Suite à leurs mobilisations, Omar Al-Bashir a accepté en 2007 de décréter l’inscription sans frais des étudiants darfouris, mais cela n’a été qu’une façade et les directeurs d’établissement ne respectent que très peu ce principe. Depuis, en chaque début d’année universitaire, il y a des conflits entre les étudiants darfouris et l’administration, qui mènent à des blocages, grèves, sit-ins, et à des affrontements très violents entre les étudiants darfouris et les étudiants pro-gouvernement. Il arrive souvent que ces affrontements se terminent par la mort de plusieurs étudiants darfouris.

Ensuite, les étudiants soudanais ont participé activement aux grandes manifestations de septembre 2013, qui ont été sévèrement réprimées, avec environ 200 morts en quelques jours. Les universités, comme celle de Khartoum, de Kobri et d’Omdurman, ont alors fermé leurs portes pendant des périodes variables.

D’autres affrontements ont éclaté entre les forces de sécurité soudanaises et les étudiants de l'université de Khartoum en 2016, lorsque des informations ont circulé sur l’intention du gouvernement de vendre les bâtiments de l'université, et les autorités ont alors mené une vaste campagne d’arrestation d’étudiants ; finalement l’administration de l’université et le Ministère ont nié l’idée d’une vente des bâtiments. En 2017, un mouvement est aussi né pour la libération de l'étudiant Asim Omer, arrêté en décembre 2016 lors de manifestations, condamné à mort et sévèrement torturé lors de son emprisonnement. 

Photo d'un cortège étudiant / Réseaux sociaux.

Pendant les mouvements étudiants de ces dernières années, les événements se sont étendus, ou ont commencé, dans les universités d’autres régions comme celle d’Al-Jazira au Sud-Est du pays et l’université du Kordofan au Sud-Ouest, mais aussi les universités privées comme celle d’Omdurman Al-Ahlia, qui a été le théâtre d’affrontements entre des étudiants pro-gouvernement et des étudiants de l’Union démocratique d’opposition ; en 2015, un groupe d’individus « non-identifiés » est par exemple entré à Al-Ahlia en tirant à balles réelles, en laissant un étudiant mort et cinq autres blessés.

De ce point de vue, la participation des étudiants soudanais dans le mouvement qui a commencé en décembre 2018 s’inscrit dans la continuité de leur engagement politique, à la fois dans la ville de Khartoum et d’autres villes. Historiquement, ils ont joué un rôle crucial dans la chute des régimes dictatoriaux, comme celui d’Abboud en 1964 et de Nimeiri en 1985. Le mouvement étudiant ne s’est pas arrêté, malgré le contrôle opéré par les forces de sécurité et la répression, qui prend la forme d’exclusion et arrestation. Ils sont loin d'être la seule force politique des mouvements, mais ils ont joué un rôle dans la politisation de leurs campus et la création de groupes et cortèges, la mise en place de ressources, d'organisation et de diffusion. 

Equipe

Article réalisé collectivement par les membres de Sudfa Media.

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