Luttes d'exil : récit d'une mobilisation contre Dublin

24/09/2023 - par Sarah Bachellerie - Luttes

En juillet 2017, un groupe de Soudanais de Briançon a entamé une lutte contre la préfecture des Hautes-Alpes pour faire annuler leur procédure de « Dublin ». Pour beaucoup d'habitant·e·s, la « marche des Soudanais » a été le moment fondateur d’un mouvement de solidarité avec les exilé·e·s dans les Hautes-Alpes. O., un des acteurs de cette marche, partage avec nous le récit de cette mobilisation.

En juillet 2017, un groupe de Soudanais de Briançon a entamé une lutte contre la préfecture des Hautes-Alpes pour faire annuler leur procédure de « Dublin ». Cette procédure européenne oblige les demandeurs et demandeuses d’asile à demander l’asile dans le premier pays où ils et elles sont arrivé·e·s en Europe : les personnes « dublinées » sont forcées de retourner dans ce pays pour demander l’asile. En France, la plupart des réfugié·e·s arrivé·e·s par la Méditerranée sont ainsi empêché·e·s de demander l’asile et expulsé·e·s vers l’Italie.

Pour beaucoup de Briançonnais·e·s, la « marche des Soudanais » a été le moment fondateur d’un mouvement de solidarité avec les exilé·e·s dans les Hautes-Alpes. Cette mobilisation a marqué l’histoire locale, dans une ville de frontière où la solidarité est très forte. Nous avons rencontré O., un des acteurs de cette marche, pour qu’il partage avec nous le récit de cette mobilisation.

Sudfa Media : Quand est-ce que tu es arrivé à Briançon ?

O : On est arrivés à Briançon le 16 novembre 2016. On est d’abord arrivés à Paris, on a dormi dans la rue à Stalingrad, et après deux mois, il y a un bus qui nous a amenés à Briançon. Nous étions 24 Soudanais. On a été accueilli par les habitants et la mairie qui avait ouvert un CAO [centre d'accueil temporaire]. Mais au bout de six mois, on a compris qu’on allait être renvoyés en Italie à cause Dublin, pour faire notre demande d'asile là-bas. Mais l'Italie c'est difficile, c'est comme chez nous au Soudan. Ce n'est pas simple pour nous de vivre en Italie, c'est pour ça qu'on a choisi la France. Nous, on pensait qu'on allait demander l'asile ici, parce que c'est quelque chose de normal ! Quand ils nous ont donné le billet d'avion pour retourner en Italie, on a décidé de faire une grève de la faim à la MJC, pendant un mois.

Comment avez-vous décidé de faire cette mobilisation ?

On était très en colère, parce que si on avait su que ça allait se passer, on n’aurait jamais accepté de venir à Briançon. Si on avait su, on serait partis dans une autre ville en France, peut-être dans un autre pays en Europe, en Angleterre ou en Allemagne. Personne ne nous a rien dit, alors que les associations savaient qu’on allait être renvoyés en Italie. Ne me laissez pas attendre comme ça pendant six mois, dormir dans la rue, puis venir ici pour m’abriter, et ensuite me dire que je dois retourner en Italie ! 

Donc on a commencé à manifester ici à Briançon. On s'est dit qu'il fallait qu'on occupe la place devant la MJC, parce que c'est la MJC qui a organisé notre arrivée et qui s'occupe de nos papiers. On a campé avec les tentes, les bénévoles… il y a le maire de Briançon qui est venu, l’ancien maire, il nous a beaucoup aidés. C'était l'été, il faisait très chaud. On avait des tentes devant la MJC, et elle était ouverte. On était 24 Soudanais qui dormions sur place, jour et nuit, pendant un mois. Il y a plein de gens qui sont venus, des bénévoles, des gens qui nous aidaient, qui sont venus occuper la place avec nous ou nous donner à manger.

Et il y avait déjà beaucoup de personnes en migration qui arrivaient à Briançon par la frontière italienne ?

Cet été-là il y avait aussi beaucoup de personnes qui commençaient à arriver par la frontière. Nous, les Soudanais, nous étions les premières personnes noires à Briançon, mais ensuite il y a les gens qui sont arrivés par la montagne. Ils venaient de plein de pays différents : Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Guinée… Quand ils arrivaient devant la MJC, nous, on leur disait : « Bienvenue ! ». Parce qu’en fait on a tous les mêmes problèmes, on est là pour demander l’asile, c’est la même chose. Alors, on a ouvert un lieu d’accueil sur la place de la MJC avec les bénévoles briançonnais, le Refuge Solidaire.

Et comment est-ce que vous avez décidé de faire une marche ?

On a vu que la grève de la faim ne marchait pas, et ça devenait trop difficile. C’était en plein mois du ramadan. On a décidé de marcher jusqu’à Gap, jusqu’à la Préfecture. On a marché cinq jours. On marchait toute la journée sans manger, et on se levait à 5 heures du matin et on mangeait à 21h le soir. Le premier jour on s’est arrêtés à l’Argentière, à côté du lac, on a dormi dans des tentes. Le deuxième jour on a dormi à Embrun, puis au lac de Savines. On avait beaucoup d'énergie quand on marchait, il y avait les ballons, on dansait, on se motivait. Quand on est partis, on était triste, on pleurait, et la marche ça nous a motivés. Il avait aussi des journalistes et la télé, il y avait notre photo dans le journal.

Combien vous étiez à marcher ?

On était très nombreux à marcher, quand on est arrivés à Gap, on était plus que 300, peut-être 500 personnes. En marchant on a découvert qu’il y avait d’autres Soudanais qui habitaient dans la région, ceux d’Embrun sont sortis avec nous et ils sont venus jusqu’à Gap. Beaucoup de personnes avaient les mêmes problèmes que nous, donc on a manifesté tous ensemble.

Comment est-ce que vous faisiez pour prendre les décisions en plusieurs langues ?

Il y a eu plusieurs interprètes, il y avait I. qui était francophone, donc c’est lui qui est allé à la préfecture. Il était arrivé par la montagne, mais il marchait avec nous. Il y avait aussi un Sénégalais qui parlait trois ou autres langues : français, italien, anglais… du coup, nous on parlait avec lui en anglais, et lui il traduisait en français pour les autres. Quand on est arrivés à Gap, il y avait une femme syrienne, qui parlait en arabe avec nous, et elle traduisait en français.

Qu'avez-vous demandé à la préfecture ?

On a réclamé de pouvoir demander l'asile ici. Parce dans le règlement de Dublin, au bout de six mois, le délai est fini. Si la France ne t’a pas donné le papier pour te dire de retourner en Italie, elle ne peut pas te « mettre Dublin », et donc tu peux demander l’asile en France.  On a dit à la préfecture qu’ils devaient nous autoriser à demander l’asile. Et s’ils ne nous autorisent pas, alors ils nous payent le bus pour retourner à Paris.

Quelle a été la réaction des autorités ?

A la préfecture, ils ont dit : « Si vous voulez gagner ça, vous devez gagner au tribunal ». Nous on a dit : « Oui, bien sûr, on va gagner ! », parce qu'on avait un avocat. Avant qu'on organise la marche, on a cherché un avocat.  Si on n'avait pas eu d'avocat, ça aurait été très difficile.

Quelques jours plus tard, quatre d’entre nous ont été arrêtés par la police à Briançon. On a été envoyés dans des CRA [centres de rétention administrative], à Toulouse, Marseille ou Nice. (…) J'ai dit à la juge à Marseille : « Si vous ne me donnez les papiers pour l'Italie, dans ce cas donnez-moi le billet pour aller chez moi au Soudan. Au moins chez moi, c'est chez moi !  En Italie, il y a le chômage, je ne veux pas y aller. » Ils m'ont dit : « Non on n'a pas le droit ! » J’ai dit à la juge : « Je ne suis pas d'accord, je reste en France. Moi je ne signe pas les papiers, désolé. »

En plus, ils nous ont donné le billet d’avion depuis Marseille pour aller vers l’Italie, mais pas le billet de train de Briançon vers Marseille. A l’époque on n’avait pas d’argent, comment on aurait fait pour aller jusqu’à Marseille prendre l’avion ? On ne parle pas français, on ne peut pas faire de stop, ni prendre le train. J’ai dit à la juge : « Madame, vous nous donnez un billet d’avion, mais comment je fais pour aller de Briançon à Marseille, j'y vais à pied ? » Finalement, ça a marché.

Et du coup, après ça, tu as pu déposer ta demande d'asile normalement ?

Oui, j'ai pu déposer ma demande d'asile normalement, je suis allé à la préfecture de Gap. J’ai attendu longtemps, et au final ils m'ont dit : « Monsieur, c'est bon maintenant, c'est fini, vous pouvez déposer votre demande d'asile ».  Et ensuite je suis allé à l’OFPRA à Paris. Il y a encore des personnes qui m'ont aidé à faire mon dossier que j'ai pu faire en langue arabe grâce à l’aide d’une traductrice. Et une semaine plus tard, j'ai eu le statut de réfugié, qui me donne des papiers pour 10 ans.

Et les autres aussi ont pu déposer leur demande d'asile ?

Oui. On a tous gagné au tribunal en fait. Moi j'étais le premier, et après l'avocat a défendu les dossiers de tout le monde. C'est l'avocat qui nous a dit d'utiliser ces arguments pour contester. Grâce à ça, on a tous gagné au tribunal. Maintenant, j'ai confiance dans la vie, je pense qu'avec le temps, on gagne, on fait des formations... Maintenant on est installés chez nous.

Au final, est-ce que tu penses que la mobilisation, ça vous a aidé, ou pas ?

La manifestation, à la fois, c'était bien, et à la fois, ce n’était pas bien. D’un côté ça n’a pas marché, parce que la préfecture n'a pas dit « oui » après la manifestation.

Mais ça a aidé les gens à nous comprendre, à comprendre nos problèmes. Quand on a décidé d'aller manifester devant la MJC, il y avait des gens qui ne nous connaissaient pas, ils pensaient qu'on était juste là en France pour être tranquille, pour ne rien faire, dormir, gagner de l’argent… Et nous, on a montré que ce n’était pas vrai. Si c'était à cause de l'argent, je ne serais jamais venu en France. Au Soudan, j'ai beaucoup d'animaux, j'ai des vaches, des chevaux, je n'ai pas besoin d'argent. Si je suis venu en France, c'est à cause de la guerre, je n’ai pas le choix. Aujourd'hui, si mon pays arrête la guerre, je retourne chez moi, bien sûr ! Parce que je suis né là-bas. Depuis que je suis petit, c'est mon pays.

La plupart des gens, ils sont tranquille chez eux, ils ont des papiers, et moi qui viens ici, je n’ai pas de papiers, je fuis la guerre. Toi tu dors la nuit, mais moi je ne dors pas, je réfléchis beaucoup, j'ai plein de choses dans ma tête. Les gens, peut-être, ils sont là, tranquilles, ils pensent à leurs histoires d'amour, mais nous non, nous on pense à la guerre derrière nous. Et devant nous, on ne sait pas ce qui va nous arriver, on ne sait pas où on va vivre, si la France va nous donner des papiers ou pas…

Et quand on est sortis devant la MJC, tout le monde a compris ça. Beaucoup de gens nous ont compris, nous ont aidé, et avant ce n’était pas le cas. Il y a des gens qui se sont ouverts à nous. Ça, c'est le bon côté.

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Pour plus d'informations : https://www.ledauphine.com/hautes-alpes/2017/11/28/menaces-d-expulsion-sept-soudanais-obtiennent-gain-de-cause

https://www.ledauphine.com/politique/2017/06/23/la-marche-de-la-derniere-chance

Sarah Bachellerie

Militante française contre le racisme et pour les droits des personnes étrangères, et jeune chercheuse sur les frontières en Europe. Elle a étudié l'arabe en Égypte où elle a également mené des recherches sur les politiques migratoires égyptiennes.

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